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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 12.djvu/894

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Il jeta un regard sur les siens, leva une de ses mains au ciel, et dit à haute voix :

« — Fasse Dieu que tous les hérétiques qui sont ici rassemblés n’entendent pas, les infidèles, de quelle manière est torturé un chrétien ! Qu’aucun de nous ne prononce une parole !

« Cela dit, il s’approcha de l’échafaud.

« — Bien, fils, bien ! dit Boulba doucement ; et il inclina vers la terre sa tête grise.

C’est ici que le bourreau commence son œuvre de torture ; l’auteur a le bon goût de nous en épargner les atroces détails successifs ; il ne peut cependant tout nous supprimer, et c’est graduellement qu’il nous amène au cri final qui arrache une larme ; toute cette page est à citer :

« Ostap, nous dit-il, supportait les tourmens et les tortures avec un courage de géant. L’on n’entendait pas un cri, pas une plainte, même lorsque les bourreaux commencèrent à lui briser les os des pieds et des mains, lorsque leur terrible broiement fut entendu au milieu de cette foule muette par les spectateurs les plus éloignés, lorsque les jeunes filles détournèrent les yeux avec effroi. Rien de pareil à un gémissement ne sortit de sa bouche ; son visage ne trahit pas la moindre émotion. Tarass se tenait dans la foule, la tête inclinée, et, levant de temps en temps les yeux avec fierté, il disait seulement d’un ton approbateur :

« — Bien, fils, bien !…

« Mais, quand on l’eut approché des dernières tortures et de la mort, sa force d’ame parut faiblir. Il tourna les regards autour de lui : Dieu ! rien que des visages inconnus, étrangers ! Si du moins quelqu’un de ses proches eût assisté à sa fin ! Il n’aurait pas voulu entendre les sanglots et la désolation d’une faible mère, ou les cris insensés d’une épouse, s’arrachant les cheveux et meurtrissant sa blanche poitrine ; mais il aurait voulu voir un homme ferme, qui le rafraîchit par une parole sensée et le consolât à sa dernière heure. Sa constance succomba, et il s’écria dans l’abattement de son ame :

« — Père ! où es-tu ? entends-tu tout cela ?

« — Oui, j’entends[1] !

« Ce mot retentit au milieu du silence universel, et tout un million d’ames frémirent à la fois. Une partie des gardes à cheval s’élancèrent pour examiner scrupuleusement les groupes du peuple. Yankel (le Juif) devint pâle comme un mort, et, lorsque les cavaliers se furent un peu éloignés de lui, il se retourna avec terreur pour regarder Boulba ; mais Boulba n’était plus à son côté. Il avait disparu sans laisser de trace. »

Le petit roman historique de Tarass Boulba se termine véritablement ici ;

  1. On peut remarquer, sans aucune idée de comparaison profane, que ce cri n’est ici qu’un écho humain de cet autre cri qui résume à jamais en lui toutes les agonies et toutes les passions, lorsque Jésus, expirant sur la croix, profère son Eli, Eli, lamina sabachtani, c’est-à-dire : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné ?