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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 12.djvu/919

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au fougueux Diderot et au grave Jean-Jacques ; il les laissait, lui, au paysan Burns ; folies du cœur ou de l’imagination, que l’on se reproche tôt ou tard, qui compromettent et engagent, et qu’un homme vraiment bien élevé ne se permet pas.

D’ailleurs, il n’oubliait pas son ambition, s’arrangeait avec l’avenir et se levait toujours à cinq heures du matin. La scandaleuse querelle de George Ier et de son fils éclate et trouble l’Angleterre ; Chesterfield, l’œil sur le règne prochain, a grand soin de renier le vieux roi, et de se déclarer pour le fils, qui attend la couronne. Aussi, dès que la mort eut frappé George Ier, Stanhope, devenu lord Chesterfield par le décès de son père, accourut, comme le faucon tombe sur sa proie, pour avoir part à la curée des honneurs. Ses saillies avaient déjà fait peur ; son adresse insinuante semblait dangereuse. Le roi nouveau n’aimait pas l’esprit et n’en avait guère. On exila honorablement Chesterfield à La Haye, avec le titre d’ambassadeur, et, pour le consoler, on le chargea d’intérêts très délicats et particuliers au roi lui-même. Il partit et fit merveilles.

Jamais les Hautes-Puissances n’avaient vu d’ambassadeur si aimable et d’élégance aussi achevée ; les dames surtout professèrent pour ses talens une admiration sans égale. « Il se serait fort ennuyé, dit lady Montagu, de jouer, sur un théâtre de second ordre, un rôle secondaire, s’il n’eût occupé ses loisirs en donnant des fêtes, en bâtissant des salles de danse de cent pieds de long, en courant les promenades dans un équipage doré ; « surtout en obtenant près des femmes une série de succès dignes de Lovelace ou du duc de Richelieu. » - « Nos dames hollandaises, écrit-il plus tard à son fils qu’il cherche à endoctriner, sont trop réservées et trop froides d’imagination pour faire les avances, mais elles sont trop aimables et ont le cœur trop chaud pour repousser un honnête homme qui se présente bien. » Il se présenta si bien, que la ville de La Haye retentit de ses conquêtes.

Il y avait alors à La Haye une de ces protestantes françaises exilées dont la révocation de l’édit de Nantes avait couvert l’Europe, et qui se nommait Mlle Du Bouchet. Belle, jolie et prude, elle était chargée de surveiller l’éducation de deux ou trois filles nobles et orphelines. Elle entendit parler du séducteur universel, et entra, comme de raison, dans une véhémente indignation dont l’imprudence lui coûta le bonheur et le repos. Chesterfield apprit par ses amis qu’il avait en Mlle.Du Bouchet une ennemie acharnée, et que sa toute-puissance était contestée ; la gouvernante affectait d’arracher ses élèves à la présence de l’ambassadeur, et lui prodiguait le dédain, même l’épigramme. C’était