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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 12.djvu/921

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aux deux consolations de son exil, au jeu et aux femmes ; ces deux penchans s’exaltèrent des mécomptes de son ambition, une fièvre lente s’empara de lui, et sa santé fut compromise ainsi que sa fortune. Le grand Boerhaave, qu’il consulta, mit au bas de son ordonnance : Venus rarius colatur, prescription dont il se souvint toute sa vie. D’ailleurs on ne songeait pas à rappeler l’ambassadeur, dont on connaissait les ambitions politiques, et dont les épigrammes inquiétaient ceux-ci et gênaient ceux-là. Il comprit que son exil pourrait durer éternellement ; son patrimoine était entamé par le jeu, son avenir était incertain ; son aventure un peu bourgeoise avec Mlle Du Bouchet, qui venait de lui donner un fils, compromettait les prétentions d’un aussi brillant séducteur. Il envoya sa démission et reprit la route de Londres.

Tout à côté de son hôtel de Grosvenor-Square demeurait la célèbre duchesse de Kendal, qui n’était autre que cette Mélusine de Schulenbourg, autrefois si jolie, et que le roi George Ier avait amenée de Hanovre comme faisant partie de son étrange sérail[1]. A peine arrivé, Chesterfield cultiva cette maison ; il ne manquait guère de se mettre en règle avec l’avenir, avec les maîtresses des rois et les héritiers présomptifs. La duchesse avait une fille fort belle qui passait pour sa nièce, et à laquelle, en tout état de cause, il avait offert ses hommages avant le départ. Créée lady Walsingham en son propre nom et maîtresse d’une fortune considérable, elle attendait en outre celle de sa mère ; il y avait là de quoi réparer celle de Chesterfield. Le voisinage de la duchesse de Kendal offrait au jeune courtisan une excellente occasion ; il fit sa cour et obtint le consentement de la mère et de la fille. George II s’opposa au mariage, ne voulant pas, disait-il, que la fortune de lady Walsingham fût compromise par un joueur ; Chesterfield était de taille à lutter contre le roi, et en effet il lutta.

George Ier, qui n’avait pas foi dans la loyauté de son fils George II, dont il connaissait l’avarice, avait fait faire un double de son testament, et confié l’un des exemplaires à l’évêque d’Armagh, l’autre au duc de Wolfenbuttel ; il y avantageait lady Walsingham. L’évêque d’Armagh, en remettant au nouveau roi l’exemplaire qu’il croyait unique, fut très étonné de voir que George II, sans le lire, le chiffonnait, le mettait dans sa poche, puis le jetait au feu ; c’était se débarrasser assez lestement des legs qu’il avait à servir. Quand George II sut qu’un duplicata avait été envoyé au duc de Wolfenbuttel, il employa

  1. V. notre article sur Sophie-Dorothée, Revue des Deux Mondes,15 juillet 1845.