Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 12.djvu/962

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

du nom chrétien ; l’étrange sentiment de décadence qui a pénétré les plus obscurs pays de l’islam ; enfin l’estime que l’on a pour l’esprit et la ruse des Grecs, sans que cette estime s’étende plus loin ; — mais surtout la grande ombre que projette sur l’Orient le nom gigantesque du tzar. A lui seul se rapportent toutes les communions grecques du christianisme asiatique ; les Ottomans ont senti le poids de son épée ; il suffit de l’uniforme ou de l’aigle russe pour faire trembler les pachas.

Au seul froncement de sourcil d’un voyageur russe sans caractère et sans suite, cheikhs, Bédouins, et toutes les magnifiques altesses, et tous les barbares du désert, rentrent dans le néant. Il n’y a pas de pauvre fellah tout nu sous le soleil d’Égypte, pas de chef arabe enveloppé de son bournous, qui ne comprenne vaguement que là-bas, dans quelque cabinet de Vienne ou de Paris, de Saint-Pétersbourg ou de Londres, deux ou trois hommes pâles et presque sans voix, assis au bout d’une table verte, vont, avec un chiffon de papier et un peu d’encre, bouleverser la Grèce et la Palestine, renverser les trônes, et changer la face de l’Asie. Cet horrible « chapeau, » si justement dédaigné des Asiatiques, n’a qu’à se montrer, les fronts s’abaissent, et l’opprimé lui demande protection contre le turban. On l’a souvent dit, la prophétie est évidente et certaine : l’avenir prochain verra une grande guerre, celle de la Russie et de l’Angleterre à propos de l’Orient.

Aussi est-ce un personnage très bizarre que celui de M. Cameron, Anglais qui se déclare pour l’empereur de Russie contre l’Angleterre, et qui raconte avec assez de feu et de verve ses voyages aventureux en Circassie ; il invite résolument le monde oriental à venir au-devant du joug moscovite. Il ne voit pas une tache dans la conduite et la personne de l’autocrate : pour la beauté, c’est Apollon ; pour la force, Hercule ; pour le génie, César. Quant à la Russie, c’est le plus beau de tous les pays, et surtout le plus libre. Selon ce point de vue original, il n’y a aucune estime à faire de la Circassie et de la Géorgie, qui opposent aujourd’hui même une résistance héroïque à leurs envahisseurs. On ne sait pas trop comment concilier avec ces panégyriques perpétuels de tristes anecdotes que M. Cameron rapporte, et qui en disent plus long que tous les discours, celle de Bogdan, par exemple, qui offre un roman plein d’intérêt. Ce petit propriétaire de la Crimée, homme charitable et d’un cœur sympathique, avait éveillé l’envie du suzerain par ses qualités même, l’usage qu’il en faisait et l’espèce d’autorité qu’elles lui donnaient dans le pays. On lui suscita je ne sais quelle