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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/164

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Si l’on voit les croiseurs anglais attacher arbitrairement tantôt une nationalité et tantôt une autre aux navires qu’ils saisissent, ce n’est pas seulement pour placer ces navires sous le poids d’une convention plus rigoureuse ; ils ont égard aussi aux chances de condamnation qu’offrent les différens tribunaux en raison de la manière dont ils sont composés. Par exemple, pendant plusieurs années, l’Espagne n’a pas entretenu de commissaires à Sierra-Leone, de telle sorte que le tribunal mixte anglo-espagnol ne se composait en réalité que de deux commissaires anglais. Les croiseurs, intéressés à la condamnation des navires saisis et se croyant plus sûrs de faire déclarer la prise valable par un tribunal composé de deux juges anglais que par un tribunal réellement mixte, cherchaient à attacher la nationalité espagnole à tous les navires capturés, pour peu que les circonstances s’y prêtassent. Je choisis, entre beaucoup d’exemples, un des plus récens. Le navire Aguia, sous pavillon brésilien, fut saisi le 19 septembre 184.3 par le croiseur anglais l’Espoir. Ce navire était équipé pour la traite. Ses papiers, parfaitement en règle, prouvaient qu’il était brésilien, et qu’il avait pour propriétaire un Brésilien. Il était naturel de le traduire devant le tribunal mixte anglo-brésilien. Cependant le capteur, intéressé à choisir le tribunal anglo-espagnol établi dans le même lieu, y réussit, parce que le propriétaire de l’Aguia résidait à la Havane. La prise fut déclarée valable. Mention fut encore faite, dans les considérans de l’arrêt, des jugemens rendus en des cas analogues par la haute cour d’amirauté britannique en temps de guerre.

La convention du 29 mai ne consiste pas seulement dans la servitude qu’elle impose à notre marine marchande, dans les périls qu’elle lui prépare ; elle fait quelque chose de plus : les instructions qui y sont annexées prescrivent à notre marine militaire de vérifier la nationalité des navires sous pavillon étranger. Notre marine va ainsi exercer un droit abusif qui n’est encore admis par aucun gouvernement étranger, et que certaines puissances repoussent formellement.

Les peuples se soumettront-ils, d’un commun accord, à la servitude qu’on prétend généraliser en vertu du droit des gens ? On connaît à cet égard les sentimens de la nation américaine. Avant 1841, le gouvernement des États-Unis a souvent protesté lorsque la marine anglaise a violé l’indépendance du pavillon américain pour vérifier la nationalité des navires. Depuis que l’abus a été érigé en principe, les Américains ont repoussé le principe de même qu’ils avaient réclamé contre l’abus. Seront-ils disposés à subir, de la part de la France, ce qu’ils repoussent de la part de l’Angleterre ?