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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/253

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que raconte encore M. Harris : « L’impétuosité, dit-il en parlant du prince, avec laquelle il a fait le carnaval l’a jeté dans une mésaventure dont il ressent encore les effets désagréables, et dont probablement il ne sera pas si tôt quitte, attendu que son oncle, malicieusement peut-être, l’oblige à remplir ses devoirs militaires avec plus de sévérité encore que d’habitude. L’évêque de Warmia se trouva, l’année dernière, dans la même position, et le roi rendit presque son siége vacant en le forçant de manger à sa table les viandes les plus épicées, et en l’inondant de vin de Hongrie, dont, disait-il, il devait être, en sa qualité de Polonais, aussi bon juge qu’amateur. »

On peut suffisamment juger, par ces détails domestiques, de la valeur morale de la cour de Berlin sous Frédéric-le-Grand. La ville ne valait pas mieux ; du moins M. Harris en fait une peinture qui n’a rien de flatteur. « Berlin, écrit-il, est une ville où, si le mot fortis peut être traduit par honnête, il n’y a vir fortis nec foemina casta. Il règne dans toutes les classes des deux sexes une entière corruption de mœurs qui, jointe à une pénurie résultant soit de l’oppression du roi actuel, soit des habitudes dispendieuses mises à la mode par son grand-père, forment le pire des caractères. Les hommes cherchent sans cesse le moyen de soutenir une vie extravagante avec des ressources bornées. Les femmes sont des harpies, débauchées faute de réserve plus que faute d’autre chose. Elles prostituent leurs personnes au plus haut enchérisseur, et toute délicatesse de sentiment ou de manières leur est inconnue. »

Nous devons le répéter, notre temps vaut mieux que cela. Quand on rapproche de ce spectacle celui qu’offre la Prusse d’aujourd’hui, avec son travail intellectuel, avec ses agitations religieuses et politiques, encore confuses, mais toujours empreintes de gravité et de sincérité, on se réconcilie aisément avec une époque injustement dépréciée, et, même aux yeux de l’Allemagne, l’immense renom militaire du grand Frédéric ne doit pas écraser le caractère moins éclatant, mais assurément plus digne, du roi Frédéric-Guillaume IV.

La correspondance de M. Harris pendant son séjour à Berlin offre d’ailleurs peu d’intérêt politique ; elle ne devient réellement sérieuse que lorsqu’il est envoyé à Pétersbourg. Là aussi nous rencontrons de la chronique beaucoup plus scandaleuse même qu’à la cour de Berlin, mais mêlée à la discussion des sujets les plus graves. Du reste, c’est une remarque toute simple que dans les gouvernemens absolus les vices comme les vertus des souverains occupent une bien plus grande place que dans les gouvernemens libres. C’est à ce titre que les débordemens