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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/277

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Éléonore la regarda fixement, et répondit : — Ni ma mère ni personne au monde ne se doute de ce qui se passe au fond de mon ame et de ma pensée….

Elle baissa la tête à ces mots ; sa physionomie avait pris une autre expression ; quelque chose de sérieux, de profond, se révélait tout à coup sur ses traits enfantins.

— Ma chère Anastasie, reprit-elle d’une voix grave, on dit, on croit que je suis une enfant… On n’a jamais soupçonné ce que j’ai senti, ce que j’ai souffert… Il a bien fallu le cacher pour ne pas affliger ceux qui m’aiment, ceux qui veulent que je sois heureuse et qui sont près de faire mon malheur éternel… C’est ce mariage, ce fatal mariage….

— Pourquoi ne l’avez-vous pas déclaré à votre mère, ma chère Éléonore ? interrompit Mlle de Colobrières d’une voix oppressée ; elle aurait rompu cet engagement, elle vous aurait rendu à tout prix la tranquillité, le bonheur.

— Elle n’aurait pas pu, répondit Mlle Maragnon avec un soupir…. Puis elle ajouta avec véhémence : — Allez ! je sais bien que tout était inutile et qu’il fallait se résigner comme Dominique…. Ma mère et mon oncle s’imaginent savoir mieux que nous ce qui peut assurer notre bonheur, et ils ne se départiront jamais de leurs idées. Dans un an, il faudra que mon sort s’accomplisse… J’obéirai ; j’épouserai un homme dont le cœur est plein d’un autre amour…

— Que dites-vous ? murmura Anastasie d’une voix faible et troublée.

— Il aime, je le sais, je l’ai deviné, répondit Éléonore ; c’est son secret, je ne dois pas le révéler…. Hélas ! il est bien malheureux…. Nous subirons tous deux notre mauvaise destinée. Nous nous laisserons marier… Alors fasse le ciel que je ne reste pas long-temps en ce monde, que je meure bientôt de douleur ! — Et, après un silence, elle ajouta avec un soupir : — Enfin ! j’ai encore une année devant moi, une année de vie….

Elle passa son mouchoir sur son visage pour essuyer ses pleurs, et parut faire un effort pour refouler les impressions qui, comme malgré elle, avaient débordé de son cœur. Anastasie soupirait et lui serrait les mains en silence : ses propres sentimens l’éclairaient sur ceux d’Éléonore et achevaient de lui faire comprendre les secrets de cette ame naïve et tendre, qui gardait un si fidèle amour au cadet de Colobrières. Elle n’eut pas besoin d’une plus entière confidence pour concevoir sa douleur et ses regrets. Mlle Maragnon parvint à se remettre