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second : j’y trouve avec qui parler, rire et raisonner autant et plus que ne s’étendent les pauvres facultés de mon entendement, et l’exercice que je prétends lui donner. » Ces regrets, on le sent bien, sont sincères, mais tempérés ; il n’a pas honte d’être provincial et de s’enfoncer de plus en plus dans la vie obscure : il envoie à Mme du Deffand, des pâtés de Périgord, il en mange lui-même[1] ; il va à la chasse malgré son asthme ; il a des procès ; quand ce ne sont pas les siens, ce sont ceux de ses frères et de sa famille. Ainsi s’use la vie ; ainsi finissent, quand ils ne meurent pas le jour d’avant la quarantaine, les meilleurs même des chevaliers et des amans.

Il mourut en 1758, disent les biographies. Un mot d’une lettre de Voltaire à d’Argental, qu’on range à la date du 2 février 1761, semble indiquer que sa mort n’eut lieu en effet que sur la fin de 1760. Voltaire parle avec sa vivacité ordinaire des calomniateurs et des délateurs qu’il faut pourchasser, et il ajoute en courant : « Le chevalier d’Aydie vient de mourir en revenant de la chasse : on mourra volontiers après avoir tiré sur les bêtes puantes. » C’est ainsi que la mort toute fraîche d’un ami, ou, si c’est trop dire, d’une connaissance si anciennement appréciée, de celui qu’on avait comparé une fois à Couci, ne vient là que pour servir de trait à la petite passion du moment. Celui qui vit ne voit qu’un prétexte et qu’un à-propos d’esprit dans celui qui meurt.

Cependant, la postérité féminine d’Aïssé prospérait en beauté et en grace ; je ne sais quel signe de la fine race circassienne continuait de se transmettre et de se refléter à de jeunes fronts. Mme de Nanthia n’eut qu’une fille qui fut mariée au comte de Bonneval, et celle-ci eut aussi une fille unique qui épousa le vicomte d’Absac : la tige discrète ne portait à chaque fois qu’une fleur. « Un de mes souvenirs d’enfance les plus vifs, nous dit un témoin bien bon juge des élégances, c’est d’avoir vu ces trois dames ensemble ; les deux dernières, dans tout l’éclat de leur beauté, semblaient être des sœurs, et Mme de Nanthia, malgré son âge de plus de soixante ans, ne déparait pas le groupe. » On doit ajouter, pour être vrai, qu’elle ne parlait pas volontiers de sa mère. Sa mère ! c’était le chevalier qui l’avait connue, qui l’avait aimée ; par lui seul son image demeurait présente. Tant

  1. Voir, dans le premier des deux volumes déjà indiqués (Correspondance de Mme du Deffand, 1809), pages 334 et 347, des passages de lettres du comte Desalleurs, ambassadeur à Constantinople ; en envoyant ses amitiés au chevalier, il le peint très bien et nous le rend en quelques traits dans sa seconde forme non romanesque, qui ne laisse pas d’être piquante et de rester très aimable.