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devenait pour lui un moyen d’existence. On a remarqué à cette époque divers tableaux de Saavedra ; le musée d’Orléans en a conservé même. Il n’est qu’une joie qui puisse alors tempérer la tristesse de son cœur, c’est son union avec cette Angélique qu’il avait chantée dans le Proscrit. L’ode A son fils (A mi hijo Gonzalo), qui vint bientôt au monde, est une de celles où perce le plus pur et le plus doux accent de vérité :

« Sur le sein de ta mère, tu dors, mon doux amour, comme une perle de rosée sur une fleur ; la candeur céleste d’une jeune ame se reflète sur ta figure comme un rayon de soleil dans le diamant.

« Ton pied n’a pas encore foulé la terre impure, tes mains n’ont pas touché le fer cruel et l’or corrupteur. Cette bouche suave, inhabile encore à parler et où règne une pureté angélique, n’a pu offenser personne.

« Tu ignores ce que c’est que la mort, ce que c’est que la vie. Cependant les heures s’envolent muettes. Quel sera ton destin ? Ah ! que t’importe ? tu jouis de tes songes paisibles sans songer qu’il y a un lendemain.

« Dors, gage adoré ; éveille-toi seulement aux doux baisers que nous te donnerons, ta mère ou moi, — et enchante un instant mon ame, qui a épuisé la coupe de l’infortune.

« Quand tu souris à mes tendres caresses, j’oublie ce qui a été et ce qui peut être encore ; qu’importent, si je te vois souriant, et les mépris de la fortune et les colères du pouvoir ?

« Mais il n’est pas de joie complète, hélas ! Lorsque je te regarde, je soupire en songeant à ton avenir… Inexplicable mystère que, comme toi, j’ignore, et que ni la science, ni l’or, ni la force ne peuvent découvrir.

« Une branche de rosier tombe dans un ruisseau tranquille qui couvre à peine la terre. — Heureuse si elle peut s’enfoncer dans ce sol humide et si elle grandit à l’abri du rameau paternel !

« Si un courant invisible l’entraîne vers le fleuve, elle peut encore s’attacher à une rive, y prendre racine, et devenir un magnifique arbuste.

« Mais, si le fleuve plus fort la pousse vers la mer, l’ouragan la saisit, les flots la secouent avec fureur, — et elle périt, mon fils ; elle est précipitée au fond des ondes ou va sécher au pied de quelque écueil … »

Saavedra songeait en même temps et travaillait déjà au Moro Exposito, qui fut publié à Paris en 1834.

Ainsi, l’émigration espagnole avait ses poètes comme ses historiens et ses critiques, tandis que dans la Péninsule même la vie littéraire, comme la vie politique, semblait suspendue. Dans les diversités de son existence errante, elle représentait la force morale et l’intelligence du pays ; elle se faisait gardienne de ses traditions civilisatrices, et les empêchait de périr, jusqu’au moment où elles pourraient être renouées plus réellement, plus puissamment au-delà des Pyrénées, et