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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/358

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est encore à la recherche de l’aliment qui lui doit procurer la force et la vie. Trop souvent, dans son inquiète et mobile activité, elle ressemble à ces flammes errantes qui flottent à la surface du sol et qu’aucun large foyer n’entretient. Faut-il s’en étonner beaucoup ? La Péninsule a eu le malheur de ne point subir cette action morale lente et progressive qui fait qu’à l’heure voulue un pays intérieurement renouvelé n’a plus qu’à rompre le dernier anneau qui le rattache au passé pour prendre possession de ses conquêtes politiques et trouver en même temps une expression littéraire rajeunie. Elle a marché un peu au hasard, poussée par de vagues instincts plutôt qu’animée d’une pensée unique et décisive. La révolution, jusqu’ici, n’avait fait que l’effleurer pour ainsi dire et jeter au vent les ruines qui la couvrent, sans pénétrer dans son sein même, sans modifier dans l’essence, et d’une façon permanente, son état social. Dès-lors les illusions peuvent s’expliquer ; on conçoit que les écrivains rendus libres, excités à produire, mais n’ayant sous les yeux que cette vaste confusion, n’aient fait qu’entrevoir les véritables élémens de l’art nouveau, qu’ils aient parfois combiné dans leurs œuvres avec une maturité douteuse l’imitation des poésies étrangères contemporaines et l’imitation des anciens modèles nationaux. Le point d’appui leur manquait ; comme une terre fuyante, le présent se dérobait sous leurs pas. Aujourd’hui, cependant, l’Espagne, après d’étranges secousses, aspire à voir la révolution porter ses fruits pacifiques. Une organisation régulière et féconde, plus que toute autre chose, est propre à développer les pensées, les sentimens modernes, qui descendent peu à peu dans les masses, et à transformer promptement les mœurs et les usages. C’est en se rapprochant de ces réalités morales chaque jour plus distinctes que l’imagination pourra ressaisir la vraie direction, et comme Antée, en retouchant la terre sa mère, regagner de nouvelles forces. Le but de toute littérature, qui est de représenter la société où elle naît, devra paraître plus facile à atteindre : but assurément bien digne d’enflammer des esprits généreux ; car, en résumé, de quoi s’agit-il pour l’Espagne si ce n’est de créer une poésie moderne qui ait son caractère propre à côté de celle de Goethe, de Schiller, de Byron, de Scott, de Victor Hugo, de Lamartine, une poésie nationale qui continue la tradition de Lope, de Calderon, de Moreto, de Gabriel Tellez, d’Ercilla, sans reproduire ce qu’il y a eu d’éphémère dans les écrits de ces glorieux et immortels ancêtres de l’art ?


CHARLES DE MAZADE.