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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/409

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sentimentales de Diderot, sans grand avantage apparemment. L’art, désertant les hautes régions, se vouait à la reproduction des accidens vulgaires de la vie ; l’on croyait racheter la bassesse du sujet par l’enflure et la déclamation du langage. On avait sacrifié la noblesse, et l’on cherchait en vain le naturel, que l’on ne trouve d’ordinaire qu’à la condition de ne pas le chercher. Goethe lui-même, jaloux d’épuiser toutes les formes sous lesquelles pût se manifester son génie, n’avait pas dédaigné, après avoir puisé aux sources vives de l’histoire nationale, de composer une tragédie bourgeoise avec un épisode emprunté aux mémoires de Beaumarchais. A Goetz de Berlichingen avait succédé Clavijo. Enfin Schiller, bien que plus naïf et plus constant dans ses enthousiasmes, avait parfois aussi sacrifié au goût dominant. On passait tour à tour de l’histoire chevaleresque à la peinture des mœurs vulgaires, et de l’imitation de Sophocle à celle de Shakspeare, non sans quelque retour à Racine et à Voltaire. Bien que, depuis plusieurs années, l’habitude de la discussion et la nécessité d’éclairer les œuvres par les théories eussent accoutumé les esprits à compter plus sévèrement avec eux-mêmes, le talent restait encore livré aux hasards de l’inspiration. L’incertitude du public se retrouvait à quelque degré dans la pensée de ceux qui avaient entrepris de le conduire. En venant se joindre à la société d’Iéna et de Weimar, M. Schlegel apporta avec lui ce qui manquait le plus à ses amis, des vues arrêtées sur l’avenir de l’art et sur les voies qu’il convenait le mieux d’ouvrir au génie allemand.

M. Schlegel partagea cette tâche avec son frère Frédéric. Tous deux, doués à un haut degré du sens critique, se distinguaient néanmoins par des qualités différentes et se complétaient heureusement. L’un, plus maître de lui-même, avait le coup d’œil plus juste et plus sûr ; l’autre, avec une imagination plus ardente, affectait cependant plus de rigueur dans ses déductions. Frédéric était plus avide de connaître, Guillaume plus pressé de jouir et de faire servir son érudition au triomphe de ses idées. Cette opposition s’accrut avec le temps par le fait de Frédéric. Tandis que son frère s’affermissait dans ses qualités comme dans ses défauts, il se laissait entraîner par ses ardeurs inquiètes à des hallucinations qui troublèrent l’équilibre de ses facultés ; il ne trouva quelque repos que dans le sein de l’église catholique. Un instant aussi on put croire à la conversion prochaine de M. Schlegel ; il s’en défendit vivement : habitué à glisser plus légèrement sur les choses, il ne sentit jamais le besoin de mettre ses croyances positives d’accord avec ses rêveries poétiques. Avant que les différences