Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/412

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fidèlement les objets. À ce compte, les ornemens du style ne servent qu’à déguiser la pensée ; l’algèbre est le modèle des langues. Tout concourait ainsi à discréditer la poésie, et, quoique déjà les doctrines de Kant fissent révolution dans les esprits, beaucoup de gens se vantaient encore d’être revenus de ce préjugé. M. Schlegel montra que le rhythme ne répond pas, comme on le prétendait, à un besoin imaginaire ; la poésie est la première forme sous laquelle se produise l’inspiration dans l’enfance des littératures, et, au ton d’exaltation où doit s’élever l’ame du poète, elle est le langage naturel. Il ramena à une juste mesure l’autorité de la raison dans les questions de goût ; il fit voir surtout que l’entrave dont on voulait s’affranchir est un secours aussi bien qu’un obstacle, et qu’un long travail peut seul rendre à la pensée cet élan vigoureux qu’affaiblit toujours l’expression.

Plusieurs articles recueillis dans les Charakteristiken und Kritiken étaient consacrés à Goethe. Les deux frères s’étaient partagé le soin d’analyser les plus récens ou les moins connus de ses ouvrages : Frédéric s’était chargé de révéler au public le sens caché de Wilhelm Meister ; M. Schlegel se réserva les Élégies romaines et le poème d'Hermann et Dorothée. Quoique lui-même y ait eu souvent recours dans ses vers, M. Schlegel n’était pas disposé à approuver beaucoup l’inspiration secondaire et un peu artificielle qui dicta à Goethe ses Élégies romaines. « Les formes de l’antiquité grecque et latine, si belles qu’elles aient été originairement, ont eu, dit-il, ainsi que toutes les formes, le malheur de survivre à l’esprit qui les animait : comme dans les urnes funéraires, on n’embrasse, en s’y attachant, que les cendres des morts. » Mais la critique était mal à l’aise avec Goethe ; M. Schlegel dérogea en faveur du maître à la rigueur de ses principes. « Les imitations de Goethe, dit-il, restent originales, et par cela même sont vraiment antiques ; le génie qui y règne rend aux anciens un libre hommage. Bien loin de vouloir rien leur dérober, il leur offre ses propres dons, et enrichit la poésie latine de poésies allemandes. Si les ombres de ces immortels triumvirs, Tibulle, Catulle, Properce, revenaient à la vie, ils pourraient s’étonner d’abord de voir cet étranger, sorti des forêts de la Germanie, se joindre à eux après dix-huit cents ans ; mais ils lui accorderaient sans peine une couronne de ce myrte qui reverdit aujourd’hui pour lui comme il fleurissait autrefois pour eux. »

A l’occasion d'Hermann et Dorothée, M. Schlegel ne craignit pas de remonter jusqu’aux poèmes homériques, et ce ne fut pas de sa part un rapprochement ambitieux : M. Fauriel faisait de même, quelques années plus tard, dans son introduction à la Parthéneïde de Baggesen.