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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/432

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placer au point de vue de ceux dont il apprécie les œuvres. Pour porter un jugement définitif, il doit se mettre aussi au-dessus des préventions qui ont pu borner la vue des écrivains eux-mêmes. C’est cette souveraine impartialité qui manquait à Winckelmann ; il voyait la Grèce comme un Grec, et le critique, bien différent en cela du poète, ne doit être d’aucun siècle ni d’aucun pays. C’est là sans doute une bien grande prétention. Sans l’accepter complètement, on doit reconnaître, pour ce qui touche M. Schlegel, que, la nature humaine n’étant jamais complètement différente d’elle-même, le sentiment de l’art moderne dut ajouter en lui à l’intelligence de l’antiquité, et, d’un autre côté, la connaissance du génie antique put prévenir bien des écarts dans une voie où, en raison même de la liberté, les écarts sont plus à craindre. Aussi M. Schlegel s’en est-il mieux préservé que ceux qui ont voulu faire des théories à son exemple. Il ne se dissimule pas l’abus qu’on peut faire de la liberté dans l’art ; s’il s’en fie volontiers au génie, c’est qu’il n’est pas prodigue de ce nom ; il ne comprend pas le génie sans le goût. « C’est en vain, dit-il, qu’on a voulu établir entre le goût et le génie une séparation absolue qui ne saurait jamais exister ; car le génie, de même que le goût, est une impulsion involontaire qui force à choisir le beau, et il n’en diffère que par un plus haut degré d’activité.. » A la place des unités protégées si long-temps par l’autorité d’Aristote, qui n’en a jamais dit mot, M. Schlegel demande une unité plus profonde, plus intime, plus liée à l’ensemble des choses. Il confesse que le poète doit écarter les incidens étrangers à l’action et les détails importuns qui ne servent qu’à retarder la marche ces évènemens, qu’il doit choisir les momens les plus décisifs de l’existence, et présenter une image embellie de la vie. Ailleurs, en demandant que le spectateur soit admis à voir de ses yeux des évènemens qui trop souvent se passent en récits, il exprime la crainte que la scène ne devienne une arène bruyante ; par ces précautions, M. Schlegel a échappé à une grave responsabilité. Il serait curieux de savoir ce qu’il pensait des essais qui ont été tentés en France depuis vingt-cinq ans. Nulle part il ne s’en est expliqué, et rarement il abordait ce sujet dans ses conversations. On peut cependant deviner son opinion d’après les jugemens qu’il a portés sur les derniers efforts du théâtre allemand ; l’analogie est assez grande pour que l’on ne craigne pas de se tromper.

Ce dut être un moment de vive satisfaction pour M. Schlegel que celui où, après avoir passé en revue tous les théâtres classiques, il arriva enfin à Shakspeare, et put se donner librement carrière. M. Schlegel