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ignorer ; il ajoutait sensément : Si le poète avait commencé par un autre peuple, on demanderait encore pourquoi celui-là plutôt qu’un autre[1]. Lucien, dans un voyage imaginaire au séjour des bienheureux, y rencontrant Homère, lui demande pourquoi il s’est avisé d’ouvrir l’Iliade par la colère d’Achille (mot de mauvais augure), et le poète répond naïvement : Je n’y songeais pas[2]. Lucien a bien l’air ici d’aiguiser une épigramme déjà vieille d’Aristarque.

Après avoir cité cent exemples de diverse importance, où brillent la justesse et la sagacité de cet excellent esprit, son historien, M. Lehrs, s’écrie dans un élan d’admiration : « Tout cela est si beau, si conforme aux lois d’une science parfaite, que je m’arrête involontairement. Quoi ! ne trouverai-je pas chez cet homme quelques traces des imperfections de son art et de son époque ? Il y en a, Dieu merci ; autrement je craindrais d’avoir présenté de lui à nos lecteurs une fausse image. » Il y en a surtout dans les explications étymologiques. Mais l’étymologie est une science toute récente, elle n’a trouvé sa méthode que par l’étude comparée des langues. Les Grecs, qui ne connaissaient que leur propre langue, les Romains, qui ne comparaient guère au latin que le grec, et qui voulaient tout expliquer par ces deux idiomes, ne nous ont légué en fait d’étymologie que des matériaux informes et des hypothèses ridicules. Sur ce point pourtant, le bon esprit d’Aristarque paraît dans sa réserve. Il a rarement creusé des origines obscures, et semble ne recourir qu’en désespoir de cause au périlleux procédé de l’analyse étymologique. Ici encore, M. Lehrs avoue qu’il s’est donné de grandes peines pour trouver Aristarque en défaut : il n’a pu y réussir.

Cependant le grand critique était homme, et nous ne l’avons pas encore vu aux prises avec le plus délicat de ses devoirs. La mythologie et les usages des héros forment un ensemble, nous dirions presque un système, où l’interpolation se trahit par des disparates toujours saisissables à l’œil d’un lecteur attentif, et on peut trouver des règles assez précises pour décider sur des questions de ce genre entre le poète et le faussaire interpolateur. Certaines questions de goût et de convenances, on dirait aujourd’hui questions esthétiques, ne sauraient se résoudre avec la même précision. Jusqu’à quel point Homère pourra-t-il être verbeux et rude sans devenir indigne de lui-même ? Les Zénodote et les Zoïle en décidaient selon leur caprice, d’une façon souvent

  1. Scholies de Venise sur l’Iliade, II, 494 ; IV, M. Lehrs, p. 212.
  2. Histoire véritable, liv. II, c. 20.