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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/517

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ouvrir les yeux. Souveraine impérieuse de l’histoire humaine, l’idée, l’idée pure et unique, en dominait tous les momens, en embrassait toutes les faces. Il n’y avait plus ni religion, ni philosophie dans le sens primitif des mots ; il n’y avait dans le monde qu’une seule et même pensée se confondant plus ou moins avec une seule et même existence : tous les contraires disparaissaient et se fondaient au sein de cette unité redoutable. Ce fut alors une grande frayeur ou un grand entraînement. Ceux qui ne marchèrent pas en triomphateurs à la suite du maître se rejetèrent en arrière avec épouvante, et, pour échapper à ce violent ébranlement de l’esprit, se rattachèrent de toute leur force à la lettre. Pour sauver l’orthodoxie protestante, ils se firent anti-protestans ; ils résolurent de clore ces feuilles menaçantes que le libre examen soulevait l’une après l’autre, et, pour éviter toute discussion nouvelle, ils mirent le sinet à la page où il leur plaisait d’en rester. Ils voulurent un dogme officiel, comme si l’on pouvait décréter la vérité par mesure de salut public. Le piétisme populaire leur offrait un terrain solide où les croyances s’acceptaient d’emblée, sans questions gênantes, sans réticences secrètes ; ils y posèrent le pied, et s’y établirent comme en une citadelle : il y eut ainsi un piétisme érudit qui prit la conduite de l’autre. Le piétisme eut ses sermonaires et ses docteurs ; il infesta les vieux cantiques et la vieille liturgie de ses formules pédantesques. Puis l’intérêt et l’ambition s’en mêlèrent. Les philosophes prêchaient avant tout la logique, ils y renfermaient tout : leurs adversaires prétendirent s’appliquer avec une supériorité absolue au perfectionnement de la loi morale ; ils aspirèrent publiquement à la sainteté. C’est une cruelle chose que la sainteté sans l’abnégation ; Dieu préserve le monde du gouvernement des saints ! Aspirer au commandement des hommes de par la sublimité de sa vertu, mettre la vertu à l’ordre du jour, comme on disait chez nous en 93, c’est ouvrir la carrière au plus effréné de tous les despotismes, parce qu’il en est le plus convaincu, ou bien c’est lâcher la bride aux corruptions les plus infimes, parce qu’elles souillent les sentimens les plus sacrés ; c’est organiser la terreur ou l’hypocrisie. L’hypocrisie trouve toujours sa place dans la société, ce n’est pas le piétisme qui la lui fera perdre ; mais la terreur est, de nos jours, un procédé bien violent : les consciences cèdent à moins ; il n’y a malheureusement nulle part d’exaltation assez puissante pour résister aux ennuis continus d’une oppression sourde et tracassière. Ç’a été là toute la tyrannie des piétistes ; ç’a été le résultat des conseils qu’ils ont donnés aux princes dont ils ont bientôt fini par avoir l’oreille. Ils ont usé des argumens dont usaient en même temps