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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/535

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travers la nuit, ses beaux bras d’albâtre, Roméo serait resté au bas de l’échelle de soie, et, quoique je sois éperdument amoureux de l’ange de jeunesse et de beauté créé par Shakspeare, je dois convenir que la plus belle fille de Vérone, pour un hachichin, ne vaut pas la peine de se déranger.

Aussi je regardais d’un œil paisible, bien que charmé, la guirlande de femmes idéalement belles qui couronnaient la frise de leur divine nudité ; je voyais luire des épaules de satin, étinceler des seins d’argent, plafonner de petits pieds à plantes roses, onduler des hanches opulentes, sans éprouver la moindre tentation. Les spectres charmans qui troublaient saint Antoine n’eussent eu aucun pouvoir sur moi.

Par un prodige bizarre, au bout de quelques minutes de contemplation, je me fondais dans l’objet fixé, et je devenais moi-même cet objet. — Ainsi je m’étais transformé en nymphe Syrinx, parce que la fresque représentait en effet la fille du Ladon poursuivie par Pan. J’éprouvais toutes les terreurs de la pauvre fugitive, et je cherchais à me cacher derrière des roseaux fantastiques, pour éviter le monstre à pieds de bouc.


VIII. — LE KIEF TOURNE AU CAUCHEMAR.

Pendant mon extase, Daucus-Carota était rentré. Assis comme un tailleur ou, comme un pacha sur ses racines proprement tortillées, il attachait sur moi des yeux famboyans ; son bec claquait d’une façon si sardonique, un tel air de triomphe railleur éclatait dans toute sa petite personne contrefaite, que je frissonnai malgré moi. Devinant ma frayeur, il redoublait de contorsions et de grimaces, et se rapprochait en sautillant comme un faucheux blessé ou comme un cul-de-jatte dans sa gamelle.

Alors je sentis un souffle froid à mon oreille, et une voix dont l’accent m’était bien connu, quoique je ne pusse définir à qui elle appartenait, me dit : « Ce misérable Daucus-Carota, qui a vendu ses jambes pour boire, t’a escamoté la tête, et mis à la place, non pas une tête d’âne comme Puck à Bottom, mais une tête d’éléphant ! »

Singulièrement intrigué, j’allai droit à la glace, et je vis que l’avertissement n’était pas faux. On m’aurait pris pour une idole indoue ou javanaise : mon front s’était haussé, mon nez, allongé en trompe, se recourbait sur ma poitrine, mes oreilles balayaient mes épaules, et, pour surcroît de désagrément, j’étais couleur d’indigo, comme Shiva, le dieu bleu.