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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/585

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Circuncision nous faisait de sempiternels sermons contre le britano, qu’elle trouve trop mondain… Elle est bien attrapée, la mère Circuncision ! Pendant que les autres dansent, moi, je cause avec mes cortejos. — Et combien avez-vous de cortejos ? — Jésus de mon ame ! j’en ai déjà cinq… six avec vous, car vous en êtes, n’est-ce pas ? — Très volontiers. Et lequel préférez-vous, doña Frasquita ? — Belle question ! je les préfère tous. — Mais lequel épouserez-vous ? — Aucun. N’ai-je pas mon novio ? Et Mlle Carrita se hâta de m’apprendre la différence essentielle qu’on fait des cortejos, simples adorateurs dont toute fille bien née peut avouer un nombre indéfini, au novio, fiancé, qui a des droits uniques.


II. — UN ESCORIAL INCONNU.

Je fis à Jaca la connaissance d’un bénédictin décloîtré qui m’abordait chaque jour avec ces mots : « Quand irez-vous à Saint-Jean de la Peña ? » Ainsi se nomme le monastère où avait vieilli ce bénédictin. Au dire de l’honnête frayle, qui avait un peu voyagé, il n’existait pas, à cinquante lieues à la ronde, de merveille architecturale qui pût rivaliser avec Saint-Jean de la Peña, hormis peut-être « la caserne neuve de Pau. » Ce terme de comparaison, qui était pour mon vieux moine le nec plus ultra de l’hyperbole admirative, me trouvait, je l’avoue, assez froid. Le bénédictin fit un appel plus décisif à ma curiosité en m’apprenant que ce monastère occupait la crête d’une montagne dont la masse isolée, la coupe hardie, avaient plus d’une fois attiré mes regards, et que cette crête, dont l’étroit profil semblait se projeter en lame de couteau dans les profondeurs raréfiées de l’horizon pyrénéen, formait un plateau circulaire dont le diamètre avait plus d’une lieue. Je partis donc, par une chaude matinée de juillet, sous la conduite d’Esteban, grand fainéant fort déguenillé que j’avais ramassé, pour quelques réaux, sur le seuil de ma fonda. J’estimais assez ce vagabond pour sa taciturnité et ses grands airs d’hidalgo ruiné.

Une rampe, adoucie par de nombreux zigzags, permet aux attelages de franchir le raide escarpement qui sépare le monastère de la plaine ; mais Esteban, ne comprenant pas l’utilité d’un chemin qui allonge les distances, me fit gravir une enfilade de précipices à pic qu’une araignée ou un chasseur d’isards eussent pu seuls contempler sans effroi. Trois heures après, nous atteignions la rampe supérieure de la chaussée. Des bancs jetés çà et là sous des bouquets symétriques de platanes nous annonçaient déjà le terme de notre course, quand Esteban partit comme un trait dans la direction du plateau. Deux coups de sifflet furent échangés, et suivis d’un de ces dialogues de cris inarticulés au moyen desquels les poumons pyrénéens annulent de prodigieuses distances. Esteban revint avec la même vitesse, et me fit signe de le suivre dans un épais taillis de houx qui protégeait le bas-côté du chemin.