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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/593

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pleine mer ; la terre semble avoir disparu pour qui la cherche en dehors du cloître où on est venu l’oublier.


III. — SARAGOSSE. — ROSEAUX ET RONDALLAS.

A l’époque de mon voyage, la guerre civile, à peu près terminée en Navarre, s’était concentrée sur Saragosse et ses alentours ; l’immobile Aragon, aux prises avec une révolution constitutionnelle, me promettait un curieux spectacle : du choc de ce moyen-âge vivant contre les plus jeunes idées du siècle devaient jaillir d’étranges contrastes, de sanglans et bizarres anachronismes, dont les rares échos tombaient, de loin en loin, comme une sinistre énigme, sur l’Europe étonnée. Je louai donc jusqu’à Saragosse le muletier qui m’avait conduit à Jaca.

A Anzanigo, où j’arrivai vers le milieu du jour, je demandai vainement à dîner. A toutes mes instances, les filles de l’hôtellerie répondaient qu’un gavacho pouvait bien attendre, puisque d’honnêtes chrétiens attendaient aussi. Dans le langage haineux du paysan aragonais, gavacho désigne indistinctement un Francais et

L’animal dont on fait les jambons de Bayonne.

Ces demoiselles étaient, à certains égards, excusables. Toute une caravane de muletiers m’avait précédé dans l’hôtellerie, et le muletier est un pouvoir dans les posadas espagnoles, où il dispose tyranniquement de tout, depuis la guitare de l’hôte jusqu’à la maritorne traditionnelle inclusivement. Je m’estimai fort heureux d’être admis à la table de ces messieurs, et je fus, j’ose le dire, l’objet de leurs attentions. Quelques lieues après Anzanigo, on atteint, par une série de monticules échelonnés comme des gradins, la cime la plus méridionale des Pyrénées. De ces hauteurs, on domine Ayerbe et le château en ruines de ses marquis. Quelques petites tours d’observation, pouvant échanger entre elles des signaux, dessinent encore, de sommet en sommet, la ligne qui, du VIIIe au XIe siècle, fut la frontière des chrétiens de Sobrarbe. Cette vue réveilla les goûts mélomanes de mon muletier, qui, sachant le pays fréquemment traversé par les estafettes établies entre la faction de Navarre et celle de Catalogne, se montrait, depuis une heure, très circonspect à l’endroit des prétentions de don Carlos, et il chanta sur un air de jota :

Vinieron los Sarracenos
Y nos matàron à palos ;
Pues Dios està por los malos
Cuando son mas que los buenos[1]

  1. « Vinrent les Sarrasins, — et ils nous étrillèrent d’importance, — car Dieu est pour les méchans, — quand ils sont plus forts que les bons. »