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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/616

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volonté rebelle dont tu ne parviens pas à te faire obéir. Les passions qui travaillent sourdement contre toi sont muettes et honteuses en ta présence. Quelle origine assez digne de toi t’assigner ? Où trouver la racine de ta noble tige ? Ce n’est pas dans les penchans sensuels, que tu repousses avec fierté. Ce ne peut être que dans ce sanctuaire où l’homme se trouve élevé au-dessus du monde sensible, affranchi du mécanisme de la nature, et où réside sa personnalité, sa liberté, son indépendance ! »

Ce ne sont point là les élans fugitifs d’un superficiel enthousiasme ; mais Kant vivait au XVIIIe siècle, et l’œuvre de cet âge devait être une œuvre de renversement. Voilà pourquoi la foi reste comme ensevelie au dedans des ames, tandis que le scepticisme éclate partout. Sa forme la plus générale et la plus sensible, c’est le mépris du passé. Les vastes conceptions d’un Aristote, d’un Descartes, d’un Leibnitz, ont perdu tout prestige ; on n’y voit guère que de brillans caprices de l’imagination, d’ingénieux romans dont s’est amusée la jeunesse de l’esprit humain en attendant l’âge des sérieux travaux. D’où vient cependant que la philosophie, depuis deux mille années, erre ainsi à l’aventure à la merci de ces rêveries stériles et changeantes qu’on appelle des systèmes de métaphysique, alors que d’autres sciences déploient une activité si régulière en ses mouvemens, si féconde en ses produits ? Les mathématiques ont éminemment ce caractère. Elles changent et se renouvellent, il est vrai, mais pour s’accroître et s’enrichir sans cesse. Descartes a surpassé Euclide, et tous deux ont été surpassés par Newton ; mais le calcul de l’infini n’a pas détruit l’analyse cartésienne, pas plus que celle-ci n’a renversé l’ancienne géométrie. En métaphysique, au contraire, les systèmes renversent les systèmes. Un philosophe ne peut croire qu’il a raison qu’à condition de condamner tous les autres à l’extravagance, et l’œuvre toujours reprise dans son entier est toujours à reprendre encore.

D’où vient cela ? On dit que les philosophes manquent de méthode ; mais, si la philosophie a ses poètes inspirés, elle a aussi ses géomètres. Quel plus sévère génie que l’auteur de la Métaphysique ? Quel plus méthodique ouvrage que l’Éthique de Spinoza ? La cause, suivant Kant, est tout autrement radicale. Pour la pénétrer, il soumet à une analyse profonde la nature intime des sciences. Il remarque, et c’est pour lui un trait de lumière, que les mathématiques n’ont pas pour objet de connaître les choses en elles-mêmes, mais seulement de développer certaines notions inhérentes à l’esprit humain, les notions d’unité, de nombre, d’espace, et autres semblables. Par exemple, la