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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/66

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était jointe une préface qui est un livre[1]. Après avoir, dans ses leçons, victorieusement établi ce principe, que la curiosité humaine, une fois éveillée sur le problème de nos destinées, n’abdique ni ne s’éteint jamais ; après avoir dépouillé la philosophie du moyen-âge de cette rude écorce qui arrête les esprits superficiels, et montré, sous ces formules glacées, sous cet appareil de servitude, les luttes désespérées et contenues, les aspirations ferventes, les inquiétudes promptement dissimulées, tous les élémens de la vie intellectuelle, et ce travail occulte, mais incessant, d’où la liberté devait sortir, M. Cousin n’avait plus, pour achever sa tâche, qu’à prouver la justesse et la solidité de sa doctrine en l’appliquant. Il choisit la philosophie d’Abélard, et cette philosophie résume bien, en effet, le travail intellectuel de la scolastique, puisqu’Abélard a combattu, sans les remplacer, tous les systèmes dont la scolastique a vécu. M. Cousin, sans descendre dans les détails, reprit ces divers systèmes, les définit avec une clarté supérieure, les jugea en les ramenant à leurs principes, et, laissant l’histoire à faire après lui, donna d’avance, sur ces questions capitales, le dernier mot de l’histoire. Jamais les rapports historiques et philosophiques qui unissent le moyen-âge à l’antiquité n’avaient été si profondément compris ; jamais un jour si éclatant n’avait été jeté sur la nature du nominalisme et du réalisme, sur leurs conséquences, sur leur opposition, sur le rôle de cette tentative, impuissante par elle-même, mais féconde par l’esprit libéral dont elle est le produit, et qu’on appelle le conceptualisme. M. Cousin ouvrait ainsi une nouvelle carrière à l’activité de l’esprit philosophique, et ce qui prouve qu’il a réussi, peut-être même en un sens au-delà de ses espérances, c’est que nous voyons aujourd’hui se placer à côté de lui, dans ces arides sentiers de la scolastique, un des esprits les plus brillans et les plus fermes de notre temps, et l’un de ceux, sans contredit, dont on avait moins le droit d’attendre une œuvre si patiente, si laborieuse, et qui, par les difficultés matérielles qu’elle présente comme par l’exactitude scrupuleuse de l’exécution, rappelle l’irréprochable érudition des bénédictins.

L’entreprise de M. de Rémusat est très différente de celle de M. Cousin. M. de Rémusat n’a pas à réhabiliter la philosophie du moyen-âge. C’est Abélard, et lui seul, qu’il veut nous rendre ; mais il veut nous le rendre tout entier, épuiser son sujet, ne rien laisser à faire après lui. Son livre est précisément ce qu’on aurait pu souhaiter qu’il fût pour

  1. Cette publication n’est qu’un premier pas, et M. Cousin nous donnera bientôt la première édition complète des œuvres d’Abélard. C’est un monument que la France doit au fondateur de la scolastique, et il sera beau pour le traducteur de Platon, pour l’éditeur de Proclus, d’y attacher son nom.