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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/70

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le réalisme n’est plus seulement possible, il est vrai, il est nécessaire. Alors, en effet, ce n’est plus Guillaume de Champeaux que l’on a devant soi, c’est Platon, ou plutôt c’est la vérité.

Ainsi le conceptualisme peut avoir raison contre ce qui est propre à Guillaume de Champeaux, mais il a tort contre le réalisme même. Il rejette le fond de vérité, avec les folles hypothèses dont on l’avait revêtu. Comparons-le maintenant au nominalisme : en quoi en diffère-t-il ? Le propre du nominalisme est cette négation de la réalité externe des universaux, négation que le conceptualisme lui a prise. Il est vrai que, si l’on en croit Abélard, Roscelin ne donne aux termes généraux d’autre valeur que celle d’un son, qui ne désigne absolument aucune pensée, tandis que pour lui, à défaut d’une réalité externe, ils représentent au moins une opération régulière de notre esprit. Que l’on cherche bien : nous avons à présent les écrits d’Abélard ; nous avons l’analyse si lumineuse et si fidèle de M. de Rémusat ; y a-t-il une autre différence entre les deux écoles ? Pourvu qu’on ne s’arrête pas à des distinctions purement verbes, et qu’on aille au fond des choses à travers les subtilités de la scolastique, je défie qu’on en trouve une autre. Or, cette différence est-elle bien sérieuse ? De bonne foi, Abélard a-t-il pu penser que les termes généraux étaient absolument vides de sens aux yeux des nominalistes ? N’est-il pas plus clair que la lumière du jour qu’une telle doctrine n’aurait jamais trouvé aucune créance dans aucun esprit ? Que Roscelin et ses sectateurs aient été entraînés dans le feu de la discussion à des propositions aussi absurdes, cela se peut, et même cela doit être, car c’est un des inconvéniens de la méthode dialectique de pousser toutes choses à l’excès, et d’outrager à chaque instant le sens commun, sous prétexte de conséquence et de rigueur ; mais il eût été d’un adversaire loyal de faire la part de cet entraînement, de ne pas profiter d’une erreur bien vite rétractée. Abélard a beau s’efforcer de se séparer du nominalisme, ses efforts sont malheureux ; il ne trompe personne, s’il parvient à se tromper lui-même. M. de Rémusat, pour sa part, n’hésite pas ; et le moyen d’hésiter ? S’il y a une différence, elle est tout à l’avantage de Roscelin. C’est que lui, du moins, il avoue franchement, sans restriction, sans détour, son mépris pour le monde invisible. Le conceptualisme n’est qu’un système bâtard, qui veut mettre des mots à la place des choses et se sauver par une équivoque. Abélard a donc choisi de toutes façons la pire doctrine.

En lisant ce qu’il a écrit sur cette question célèbre, on est frappé du peu de lumière qu’il apporte sur la nature du conceptualisme. J’en