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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/73

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Guillaume de Champeaux, car Platon est hors de cause), le réalisme de Guillaume de Champeaux est réduit au néant. Abélard est moins fort contre Roscelin. La raison en est bien simple ; il ne peut le battre sans frapper sur lui-même. Il n’a qu’une ressource, et il en abuse, c’est de le transformer, de l’exagérer, et de triompher d’un fantôme.

Certes, si Abélard se présentait à la postérité sans autre titre que cette doctrine, il serait vrai de dire que sa gloire est usurpée. Le conceptualisme est faux en lui-même, sans clarté, sans précision, sans grandeur. Comprendrait-on, avec une telle doctrine, les succès d’Abélard, l’admiration de ses contemporains, ce concours inoui d’auditeurs, ces alarmes de l’église ? Quoi ! voilà d’un côté la doctrine de Platon avec tout ce qu’elle a de grand et de généreux ; de l’autre, une doctrine négative, faible en soi si l’on veut, mais pratique, claire, sensée en tout, excepté peut-être dans l’excès de ses négations : Abélard se jette entre les deux partis, les combat à outrance, et propose à leur place un éclectisme misérable qui n’a pour lui ni la vérité comme le premier, ni la précision et la franchise comme le second. Est-ce ainsi qu’on passionne la foule ? Est-ce pour cela que trois mille écoliers ont bâti de leurs mains le Paraclet ? Non, la valeur d’Abélard n’est pas dans le conceptualisme ; ce n’est pas par là qu’il faut le juger. Le conceptualisme n’est pour lui qu’une occasion, une matière pour argumenter. Son grand, objet, son but, sa passion, sa vie, c’est l’argumentation elle-même. Il déploie les richesses de son organisation intellectuelle, cette souplesse incomparable, cette force de mémoire, cette subtilité dans les distinctions, cette rigueur dans l’enchaînement des syllogismes, cette persévérance d’attention que rien ne trouble ni ne détourne, pour s’en donner le spectacle, pour jouir de sa puissance et de l’éclat que la victoire fait rejaillir sur lui. Un sentiment de fière indépendance se joint à cette humeur belliqueuse et l’ennoblit. C’est là, c’est dans cet ordre d’idées qu’il faut chercher le secret d’Abélard. Ses contemporains ne s’y sont pas trompés. Ils ont vu en lui un génie essentiellement révolutionnaire. C’est à la révolution qu’il a faite, et non à la doctrine qu’il a propagée, qu’il faut mesurer sa gloire.

Tout le prouve, sa vie, ses écrits, ses aveux, l’impression qu’il laissait dans l’ame de ses disciples, les craintes de ses ennemis. Attiré vers la dialectique par une vocation irrésistible, on le voit se placer d’emblée au premier rang dans l’art difficile de l’argumentation, triompher de tous ses adversaires aux applaudissemens de la foule, remettre en honneur les règles d’Aristote, se pénétrer de leur esprit, approfondir toutes les questions de logique, et réclamer avec constance,