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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/796

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Céladon. « Elle m’a conté, dit Tallemant, qu’étant encore fort jeune fille, un dom Gabriel, feuillant, qui était son confesseur, lui ôta un roman où elle prenait bien du plaisir, et lui dit : « Je vous donnerai un livre qui vous sera plus utile. » Il se méprit, et au lieu de ce livre il lui donna un autre roman : il y avait trois marques à trois endroits qui n’étaient pas plus honnêtes que de raison. La première fois que le moine revint, elle lui en fit la guerre. «  Ah ! dit-il, je les ai ôtées à une personne ; ces marques ne sont pas de moi. » Quelques jours après, il lui rendit le premier roman, sans doute parce qu’il avait eu le loisir de le lire, et dit à la mère de Mlle de Scudéry que sa fille avait l’esprit trop bien fait pour se laisser gâter l’esprit à de semblables lectures. M. Sarrau, conseiller huguenot à Rouen, lui prêta ensuite les autres romans. » Ainsi, moines et huguenots semblaient s’entendre pour exciter cette imagination déjà trop vive ; la solitude l’achevait.

Elle ne devait pas se marier : sa pauvreté éloignait d’elle les prétendans. Elle était d’ailleurs fort laide, grande, maigre, avec une figure longue, noire, et un ton de voix de magister qui n’était nullement agréable[1]. Le point est à noter dans la vie d’une femme auteur, et n’a point dû médiocrement influer sur la tournure de ses goûts et de son imagination. Elle songea de bonne heure à mériter par les graces de son esprit les hommages qu’on ne pouvait rendre à sa figure. Douce, honnête, d’une ame pure et élevée, elle devait déjà rêver ces amours métaphysiques dont elle a rempli ses romans, ces chastes unions des cœurs où les séductions de la beauté n’entraient pour rien. Plus tard, elle trouva cette affection toute platonique dans un homme qui semblait fait exprès pour elle, Pellisson, noble cœur, esprit délicat, et comme elle d’une laideur achevée[2]. C’était de lui que Guilleragues disait : Vraiment il abuse de la permission qu’ont les hommes d’être laids.

Conrart, le doyen des beaux esprits au XVIIe siècle, nous a laissé quelques détails sur la jeunesse de Mlle de Scudéry. Il nous apprend, entre autres choses, que, « comme elle avait dès-lors une imagination prodigieuse, une mémoire excellente, un jugement exquis, une humeur vive et naturellement portée à savoir tout ce qu’elle voyait faire de curieux et tout ce qu’elle entendait dire de louable, elle apprit d’elle-même les choses qui dépendent de l’agriculture, du jardinage,

  1. Tallemant des Réaux.
  2. La petite-vérole lui avait déchiqueté les joues et déplacé presque les yeux L’abbé d’Olivet, Histoire de l’Académie.