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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/87

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dessus. Écrasé pour un temps par Fulbert, il n’a pas, je l’avoue, cette dignité dans le malheur qui eût commandé le respect pour la personne. Le philosophe reparaît tout entier, il est lui-même au Paraclet. De son rocher de Saint-Gildas, il domine le monde de la pensée. Même à soixante-trois ans, à Cluny, il écrit, il a toute sa force. Ces concessions dont on parle, que sont-elles ? Il a jeté de sa main son livre dans les flammes ; il a pleuré ! Il a rétracté ses erreurs sur la trinité, sur la rédemption ! Eh ! qu’importe à M. de Rémusat ? Il n’a pas rétracté la liberté de penser ; il est resté fidèle à la dialectique. Le jugement de saint Bernard est le vrai : ce n’est pas l’hérétique qu’il a combattu dans Abélard, c’est le philosophe ; disons mieux, à l’éternel honneur d’Abélard, c’est la philosophie.

Nous défendons le héros de M. de Rémusat contre lui-même et avec les armes qu’il nous fournit. M. de Rémusat ne peut souffrir de restrictions à la liberté ; mais, quand nous pensons à tout ce qu’elle a coûté, nous savons trop de gré à ceux qui nous l’ont transmise comme un immortel héritage pour leur disputer leur gloire.

M. de Rémusat nous donne Abélard tout entier ; il le peint avec l’émotion d’un poète et le juge avec la fermeté d’un philosophe. Ce livre n’est pas une monographie d’Abélard, c’est le premier chapitre d’une histoire de la liberté de penser. Une érudition vaste et précise, une aptitude singulière à suivre jusqu’au bout le fil délié des raisonnemens d’Abélard, une fermeté d’esprit, une sûreté de méthode, qui permettent de ramener, quand il le faut, toute cette dialectique au langage simple et clair de la philosophie moderne, pour la juger à la lumière d’un infaillible bon sens, tels sont les mérites qui font de ce livre un modèle pour les futurs historiens de la scolastique. M. de Rémusat a pris, comme de raison, la plus belle part. Il n’y a, dans tout le moyen-âge, qu’une seule époque qui puisse rivaliser d’importance et d’intérêt avec ces premiers temps de la scolastique, c’est le moment où la scolastique périt. M. de Rémusat nous la montre à son origine comme une conquête de l’esprit philosophique ; une histoire du XVIe siècle pourrait nous la montrer à sa décadence comme un obstacle à l’essor de la pensée. Telle est la dure condition de tous nos progrès et la suprême leçon de l’histoire.


JULES SIMON.