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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/914

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Cromwell touchait à sa soixantième année. Robuste encore, mais affaissé, Dieu venait de le frapper dans sa famille de plusieurs coups successifs : il avait passé quatorze jours près du lit de sa fille mourante, Élisabeth Claypole, et cette énergie colossale, qui pendant vingt années avait porté le fardeau, « trop lourd pour un homme, » dont il parle si souvent, pliait et laissait pressentir la décadence. Ce fut alors que George Fox, le quaker, fit sa dernière apparition devant lui et vint réclamer en faveur des quakers persécutés. Malgré son indulgence pour les folies mystiques, Cromwell ne voulait pas qu’on troublât l’ordre. On avait pris au collet et mis en prison, « dans les Mews, » quelques « grands chapeaux » de quakers qui avaient essayé de prêcher en place publique, et de suivre l’inspiration avec une obéissance trop entière ; George lui-même et son impérissable culotte de cuir avait eu le même sort ; « la puissance de Dieu agissant sur les persécuteurs, » on l’avait bientôt relâché. Cependant il voulut adresser au protecteur quelques remontrances, et comme ce dernier, « dans son grand carrosse, entouré de ses gardes, faisait sa promenade du soir dans Hyde-Park, » Fox s’avança ; il fut d’abord repoussé ; Cromwell baissa les glaces et l’accueillit très cordialement. Le lendemain, à Whitehall, Fox se croyant sûr de son affaire, la scène changea ; Cromwell « se moqua un peu de moi, dit le quaker… il s’assit sur le bout d’une table,… me dit des choses comiques,… et me traita lestement. » - Je le crois bien ; le bon sens de Cromwell avait découvert le défaut de la cuirasse. « Il me dit que mon énorme confiance en moi-même, c’est-à-dire en Dieu qui était en moi, n’était pas la moins notable de mes acquisitions[1]. » Le quaker s’en alla peu content, et le lendemain « je pris un bateau, dit-il, et je descendis (il veut dire je remontai) la Tamise jusqu’à Kingston, d’où je me rendis à Hampton-Court pour parler au protecteur des souffrances des amis. Je le rencontrai dans le parc ; il était à cheval à la tête de ses gardes-du-corps, et, avant même que je le visse, j’aperçus et sentis un souffle[2] de mort qui s’élançait et traversait l’air contre lui, et, quand je me trouvai devant lui, il était pâle comme un mort. Quand je lui eus expliqué les souffrances des amis et l’eus averti, selon que j’étais poussé de Dieu, il me dit : Venez me voir demain… Le lendemain, on me dit qu’il était malade, et je ne le vis plus. »

Son œuvre était accomplie. Le 26 août 1658, il tomba malade, quitta

  1. Journal de Fox, I, 381, 2.
  2. Waft, mot qui n’est pas anglais, mot inventé par Fox. Les Bunyan, les Fox, les Baxter et les mystiques anglais ont enrichi la langue de beaucoup d’expressions, dont quelques-unes sont restées.