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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/999

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mot ; — l’accord du caractère et des écrits, par où les plus grands esprits de ce siècle en sont aussi les plus honnêtes gens ; — l’éducation par les deux antiquités chrétienne et païenne : par la première, pour la science de l’homme ; par la seconde, pour la méthode ; — enfin toutes les qualités de langage qui font durer les livres français : la clarté, la précision, la propriété, avec un tour vif et facile qui paraît comme la physionomie de ce grand homme dans sa ressemblance avec ses contemporains.

Il est d’autres nuances de cette physionomie. C’est d’abord un naturel qui diffère du naturel commun à tous les écrivains du XVIIe siècle par la facilité qui le rend plus aimable. Dans cet homme à qui Bossuet trouve de l’esprit à faire peur, vous n’en surprendriez jamais l’affectation : c’est ce feu qui, au dire de Saint-Simon, sortait de ses yeux comme un torrent. Il y a dans Fénelon je ne sais quelle plénitude qui fait qu’il ne cherche jamais ce qu’il va dire, et que toutes ses pensées sur chaque objet sont toujours prêtes. Les paroles lui coulent des lèvres sans interruption et sans efforts. Toutes n’ont pas le même poids, mais toutes sont naturelles, et les plus profondes ne paraissent pas avoir été tirées de plus loin ni s’être présentées plus laborieusement que les plus ordinaires. En lisant Fénelon, on est poursuivi des images de ces hommes divins qu’il admirait tant dans les livres d’Homère, lesquels répandaient les paroles ailées et tenaient les peuples suspendus à leur bouche d’or.

Un autre trait propre à Fénelon, c’est la vivacité et la variété de son goût pour les choses de l’esprit, et la liberté pleine de candeur avec laquelle il en porte des jugemens. Aucun moderne n’a mieux senti les graces du paganisme que cet archevêque chrétien. Le génie de Molière n’a pas pu désarmer Bossuet jugeant le comédien avec la sévérité des canons. Fénelon, sans songer à la profession de Molière, loue l’Amphitryon et admire l’Avare. Plus libre que Pascal, qui parle trop dédaigneusement des poètes, quoiqu’il connût les anciens et qu’il écrivît après le Cid, Fénelon est plein de leurs vers : il pense avec eux tout haut, comme Montaigne, et cite Horace d’abondance, comme Bossuet les pères de l’église. Le Télémaque est inoui, si l’on regarde la robe de Fénelon, la tyrannie de l’étiquette au temps de Louis XIV, et même certaines convenances plus respectables. Bossuet en est scandalisé. « La cabale admire cet ouvrage, écrit-il à son neveu ; le reste du monde le trouve peu sérieux et peu digne d’un prêtre[1]. » Oui,

  1. Lettre de Bossuet à son neveu.