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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 15.djvu/1026

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On sait avec quelle audace, excité par des victoires déjà nombreuses et des résistances encore opiniâtres, l’esprit humain au XVIIIe siècle tenta la conquête du monde. Superbe, et ne reconnaissant d’autre autorité que lui-même, il se mit à tout critiquer pour tout abattre, il dogmatisa sur tout pour tout réformer. Ambition légitime, car il était temps de relever de tutelle le droit de penser librement ; généreuse, car elle n’était jalouse que du bien de l’humanité ; irréprochable, pour tout dire, si elle eût porté plus de scrupule dans le choix de ses moyens ! Mais l’équité est-elle gardée dans ces soudaines représailles ? Libre, l’esprit humain paya par ses excès la rançon de son indépendance ; souverain, il commit la faute de tous les pouvoirs absolus, il abusa. Il le peut avouer sans honte, maintenant que ses excès lui ont appris à mieux régler son ardeur : les armes alors furent souvent moins pures que la cause. Relâchement des mœurs et sentiment de la dignité humaine, scepticisme et inébranlable confiance dans la sainteté du droit, tout servit à la lutte, lutte inouïe dans les fastes du monde. Deux pouvoirs aux prises, pouvoirs vieux l’un et l’autre comme la société humaine, mais dont jamais l’inimitié n’avait plus visiblement paru ni plus violemment éclaté : l’un qui dispose des bûchers contre les écrits, des prisons contre les personnes ; l’autre qui, pour se défendre comme pour attaquer, n’a qu’une arme, mais puissante, mais irrésistible, la parole ; — ici la faiblesse violente d’un gouvernement qui plie sous les siècles, ses abus, ses adversaires et ses propres efforts ; en face, les emportemens de l’opinion intolérante, insatiable, aspirant à régner, à régner sur le monde, comme elle règne sur les esprits, sans contrôle et sans partage. Violence où se mêle la plus étrange des inconséquences ! La philosophie enseigne à la fois le matérialisme et la justice absolue. On la voit rabaisser l’homme jusqu’à le désespérer ou à l’abrutir, on la voit le relever jusqu’à l’enivrer de lui-même. Des athées proclament une ardeur inouïe de foi et de prosélytisme le progrès de l’humanité, qui suppose une providence régulatrice. Des partisans de l’égoïsme érigé en système embrassent dans leurs vœux toutes les classes, tous les peuples, et les temps mêmes qui ne sont pas encore. Des incrédules, injustes jusqu’à l’outrage à l’égard de l’Evangile, se déclarent les apôtres de ces principes de charité, de fraternité, d’égalité qui avaient fait le principe et la force du christianisme naissant.

Dans ce siècle de grandeur et de faiblesse d’analyse et de rêves, un homme parut, non pas le plus illustre de ses contemporains, mais le seul peut-être qui, constamment libre sans témérité, modéré sans complaisance, ne se servant de la logique que pour donner plus de force au sens commun, sut parfaitement comprendre et son siècle et l’avenir. Ayant assez examiné pour n’être ni crédule ni sceptique, assez libre d’engagemens pour n’appartenir à aucune secte, avec une incomparable