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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 15.djvu/1036

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était prophétique. Il ne séparait pas du progrès lui-même les misères inséparables de la condition humaine. Non, tant qu’il y aura des mortels sur cette terre, il y aura des larmes. Quoi que prétende une philosophie téméraire, la lutte ; et en une certaine mesure la douleur même, ne cessera pas d’être la condition du développement d’un être borné, et je dis qu’il faut nous en réjouir. L’homme ne se verra pas abaissé à l’immobile béatitude des satisfactions matérielles ; il ne se verra pas détrôné par elles de ce privilège qui le distingue entre tous les êtres, se créer soi-même, se développer par le sacrifice, et trouver au sein de douleurs volontaires d’ineffables joies et d’incomparables récompenses. Quant aux abus, quant aux injustices du meilleur état social, l’avenir qu’invoquait Turgot n’était pas de ce monde. Est-il besoin d’avertir qu’il ne croyait pas que tout fût borné à ce cercle laborieux de la vie humaine ? Je veux le dire pourtant, puisque des théoriciens de néant, couvrant les pires doctrines de la philosophie du dernier siècle de je ne sais quelle vague et menteuse apparence de religion, vont répandant partout comme la bonne nouvelle du XIXe siècle que le ciel est sur la terre, que le bonheur des générations futures est une compensation, une consolation suffisante pour ceux qui ont mérité, pour ceux qui ont souffert. Qu’ils anéantissent l’individu dans le vide abstraction de l’espèce, Turgot les condamnait à l’avance. Il ne pensait pas qu’il fût ni sensé ni honnête de retrancher, au nom du progrès, les plus grandes perfections qui soient ici-bas, la vertu et le dévouement. Il ne croyait pas qu’en étendant l’empire des espérances terrestres, on eût le droit d’attenter à la plus belle de toutes les espérances, à la seule qui survive aux autres, à l’immortalité de notre ame.

Quand il eût achevé le cours de ses études théologiques, appelé à prendre parti sur la carrière qui devait décider de l’emploi de sa vie, il annonça à son père que ses principes ne lui permettaient pas d’entrer dans les ordres. Il estimait à trop haut prix la religion pour penser qu’on pût en embrasser le ministère sans une bien sûre vocation. Vainement ses amis lui montrèrent dans les charges de l’église le marche-pied des dignités de l’état. Turgot cessa de porter l’habit ecclésiastique, et, comme à la théologie il avait joint l’étude du droit aussi bien que celle de la métaphysique et de l’économie politique, il ne tarda pas à être reçu conseiller au parlement, peu de temps après maître des requêtes.

Ainsi entra dans le monde, pour lequel on ne l’avait pas destiné ce jeune homme qui cachait sous des dehors très simples et même un peu embarrassés, un esprit d’élite et une ame résolue, sous le calme de sa physionomie un cœur animé des plus généreuses passions, sous la parfaite modestie de ses manières une noble fierté de sentimens. Sa timidité et son humeur silencieuse, qu’on avait prises d’abord pour une marque d’infériorité, devaient passer plus tard pour dédain de philosophe