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il ne put dérober son ame à de douloureux pressentimens. Il sentit que sa chute entraînait celle de la monarchie. Dans une lettre au roi, dernière justification de ses vues, dernière prophétie de ce qui devait arriver, il laisse échapper ces paroles pleines de tristesse : « Tout mon désir est que vous puissiez toujours croire que j’avais mal vu et que je vous montrais des dangers chimériques. Je souhaite que le temps ne me justifie pas et que votre règne soit aussi heureux, aussi tranquille et pour vous et pour vos peuples qu’ils se le sont promis d’après vos principes de justice et de bienfaisance… » Et, s’épanchant devant quelques amis, il ajouta : « La destinée des princes conduits par les courtisans est celle de Charles Ier. ».

Voltaire ne manqua pas à la défense de celui qu’il n’avait jamais cessé de soutenir. À tous les momens importans de la vie de Turgot, on entend cette grande voix du siècle encourager le réformateur. Quand Turgot est nommé intendant de la province de Limoges : « On prétend, lui écrit le philosophe, qu’un intendant ne peut faire que du mal ; vous prouverez, j’en suis sûr, qu’il peut faire beaucoup de bien. » Quand Turgot est attaqué par le parlement, Voltaire écrit des brochures pleines de verve pour flétrir les corvées et défendre la liberté du commerce. Plus tard il baise en pleurant « la main qui a signé le salut du peuple. » Turgot tombe du pouvoir, Voltaire s’écrie : « Ah ! quelle nouvelle j’apprends ! La France aurait été trop heureuse. Que deviendrons-nous ? Je suis atterré. Je ne vois plus que la mort devant moi depuis que M. Turgot est hors de place. Ce coup de foudre m’est tombé sur la cervelle et le cœur. » Et il le venge de toutes les attaques en lui adressant l’Epître à un Homme.

Tandis que le philosophe se lamentait, les privilégiés se livraient aux transports d’une joie bruyante ; La cour présentait l’aspect d’une fête. Sa satisfaction devait bientôt être complète. Les privilèges furent rétablis. Le roi céda devant le parlement. Les édits qu’il avait fait enregistrer furent annulés ; les jurandes, les maîtrisez, les corvées remises en vigueur Et, comme s’il n’y avait pas assez d’abus, le contrôleur-général qui succédait au fondateur de la caisse d’escompte créa la loterie de France.

Ainsi les voies de conciliation ont été tentées par Turgot, et elles l’ont été vainement. Cour, parlement, clergé, sont, restés sourds aux besoins de tout un siècle, de tout un peuple réclamant par la voix d’un ministre. Le second moyen d’accomplir un changement inévitable reste donc seul : la force est l’unique recours du bon droit. Elle éclatera, cette révolution que Turgot essaya de prévenir. L’avertissement a été clair et solennel, le châtiment sera terrible. Ils ont refusé d’abandonner leurs privilèges, et leurs biens seront confisqués ; ils n’ont pas voulu sacrifier la plus faible partie des jouissances de la vie, et leur vie sera prise sur