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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 15.djvu/107

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la vertu la plus rare dans les troubles politiques, le courage de la modération, et, le lendemain du triomphe, ils prirent une part considérable à la loi qui amnistiait tous les crimes commis sous un gouvernement qui les avait persécutés[1]. De pareils hommes purent se tromper, mais on ne saurait, sans une preuve quelconque, leur attribuer une méchanceté haineuse qui, pour assurer la perte d’un bon citoyen, eût salarié lâchement la plume d’une sorte de bravo littéraire. Comme le censeur qui bannit les rhéteurs de Rome, ils croyaient que les vaines discussions auxquelles se livrait la jeunesse affaiblissaient sa fidélité et son dévouement à la république, et l’histoire des dernières années avait ajouté bien des motifs à ceux qui, dès le temps des Nuées, faisaient naturellement de Socrate le bouc émissaire de tous les sophistes. Il avait été le maître de Critias, le chef athée des trente tyrans et le bourreau d’Athènes, et l’on pouvait craindre avec une espèce de raison que son enseignement ne formât de nouveaux Critias, aussi incrédules aux dieux que le premier et aussi funestes à leur patrie[2]. Pendant les huit mois que dura cette forme de l’oligarchie, il ne périt pas moins de quinze cents citoyens, et, malgré l’influence qu’on supposait à Socrate sur son ancien élève[3], il n’intervint que pour un seul à qui sa complicité dans les crimes de Critias avait mérité toute la haine du peuple.

Le procès de Socrate fut une grande nécessité politique pour laquelle Anytus et Mélitus servirent de prête-nom à un peuple tout entier. Platon le dit dans sa lettre aux parens de Dion : « Le véritable accusateur de Socrate était le gouvernement d’Athènes. » Les derniers événemens avaient profondément altéré la foi dans la démocratie ; ses plus fermes soutiens étaient morts dans les prisons ou dans les combats ; sa restauration avait été l’exploit de quelques exilés auxquels le peuple s’était à peine associé par sa joie, et les Lacédémoniens, dont la prépondérance dominait toute la Grèce, avaient favorisé le retour de l’oligarchie. Il était donc urgent de réveiller en des ames tombées dans l’indifférence et le scepticisme la croyance à la religion de la patrie et l’amour de la liberté. L’enseignement de Socrate outrageait incessamment les dieux

  1. Isocrate, Discours contre Callimaque, p. 376, édit. d’Estienne, L’amnistie s’étendait même aux crimes particuliers.
  2. Ce n’est point par des apologies, faites le lendemain du procès par des amis enthousiastes qui ne craignaient aucune contradiction, que l’on peut juger des causes véritables de la mort de Socrate ; on trouve un renseignement bien plus positif dans un discours d’Eschine, prononcé cinquante-quatre ans après sur la place publique. — Discours contre Timarque, p. 21, édit. d’Estienne.
  3. Dans sa dissertation, Ueber Aristophanes Wolken, p. 8, Süvern a cependant prétendu que la loi λόγων τέχνην μὴ διδάσϰειν (logôn technên mê didaskein) avait été faite pour Socrate ; mais aucune raison solide ne nous semble appuyer cette opinion.