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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 15.djvu/119

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le peuple priait et pleurait ; ses bourreaux eux-mêmes étaient attendris. Le confesseur qu’on lui avait donné pour la trahir sortit de la foule et se jeta à ses genoux en lui demandant pardon. Un capitaine anglais, qui avait juré d’apporter un fagot pour allumer le feu, fut sur le point de s’évanouir en voyant la manière dont elle mourait, et déclara que c’était une bonne femme, parce qu’une colombe blanche, symbole des ames immaculées, s’était envolée du bûcher. On remarqua qu’en se tordant dans les dernières convulsions elle avait penché la tête du même côté que le Christ quand il expira sur la croix. Le dernier mot qui sortit de sa bouche fut le nom de Jésus, et les spectateurs racontèrent qu’ils avaient vu ce nom sacré écrit dans les flammes. Quand le sacrifice fut accompli, le cardinal d’Angleterre ordonna au bourreau de rassembler les restes du corps et de les jeter dans la Seine, circonstance qui frappa vivement les esprits, et qui fut, pour ainsi dire, une consécration suprême, un dernier trait de ressemblance avec les martyrs que les bourreaux païens persécutaient jusque dans la mort.


III.

Le patriotisme et le génie militaire, élevés par la foi jusqu’aux dernières limites de l’inspiration, telle est la véritable explication de la destinée glorieuse de Jeanne d’Arc, la seule que puisse admettre la raison moderne ; mais cette noble et rapide destinée s’écarte tellement des conditions ordinaires, elle touche de si près aux problèmes éternellement inexplicables de la nature humaine, qu’elle reste en quelque sorte dans l’histoire comme une légende mystérieuse, que la théologie, la politique, la philosophie, interprètent tour à tour en la défigurant au gré de leurs passions, de leurs croyances ou de leurs doutes. Au XVe siècle, tout se réduit à une équivoque théologique : la Pucelle agissait-elle sous l’impulsion de Dieu ou l’impulsion de Satan ? Plus tard, quand on a repoussé le miracle, on retombe dans les motifs purement humains, et, pour la politique et la philosophie, la sainte n’est plus qu’une folle ou un aveugle instrument que fait mouvoir une intrigue de cour. Examinons à ce double point de vue les jugemens que l’histoire a portés, et, en voyant ainsi dans l’éternelle mobilité des choses humaines les horizons changer sans cesse, les jugemens se modifier, se contredire, nous aurons plus d’une fois l’occasion de nous demander si cette justice impartiale et calme que les hommes supérieurs attendent de l’avenir n’est pas, comme la gloire elle-même, une trompeuse illusion.

C’est l’église qui a condamné Jeanne, c’est l’église qui la première va la défendre. Des théologiens dévoués aux intérêts de l’Angleterre prêchent en vain dans Paris, par ordre du duc de Bedford, pour justifier les bourreaux en maintenant l’accusation de sortilège : cette conscience éternelle du genre humain, que les historiens de l’antiquité invoquaient, à défaut de la Providence, pour absoudre les grands hommes, réhabilite la vierge martyre dès le jour même de son supplice. Le dernier des grands docteurs du moyen-âge, Gerson, déclare qu’elle n’est pas sorcière. Un religieux dominicain, Jean Nidier, qui mourut en 1438, la montre, dans son livre intitulé De Sybilla Francica, comme une prophétesse, une sorte de Velléda chrétienne, qui n’entreprend rien qu’au nom de la très sainte Trinité. Saint Antonin, archevêque de Florence, l’appelle sainte, le pape Pie II, femme admirable ; mais, dans l’opinion du pape, elle a été envoyée aux