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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 15.djvu/208

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pur, un je ne sais quoi doué d’une entière indépendance, d’une liberté absolue, et chargé encore d’une foule d’attributs merveilleux. J’avoue qu’un tel moi est un fantôme, qu’un tel isolement est stérile et dangereux, qu’un tel spiritualisme est insensé, qu’une telle méthode enfin n’a aucune racine dans l’histoire, dans le sens commun, dans la nature des choses. J’abandonne les exagérations de la psychologie à ses adversaires ; mais je m’attache à son principe, et je le défends au nom de la saine philosophie, au nom de l’histoire entière de la pensée humaine.

La question entre nous et les matérialistes n’est plus de savoir si l’homme peut sentir, penser, vouloir sans organes, mais si c’est la même chose d’avoir conscience d’une pensée, d’un désir, d’une sensation, ou de reconnaître le lobe cérébral, le tissu nerveux ou musculaire qui sont ou peuvent être la condition organique de la sensation que j’éprouve, de la pensée que je forme, de l’acte volontaire que je désire exécuter. Poser cette question, c’est la résoudre. Il ne s’agit point ici d’un système, mais d’un fait.

J’ose dire qu’il n’y a qu’une dose peu commune d’entêtement systématique qui puisse fermer les yeux à un homme de bonne foi sur cette différence ; mais, pour ne pas répéter ici des argumens bien connus, je me bornerai à adresser aux adversaires de la psychologie une question décisive. La notion de cause ou de force est-elle une donnée propre et immédiate de la physique ou de la physiologie ? MM. Comte et Littré répondent que non, et ils ont mille fois raison. Ils partent de là pour interdire au physicien et au physiologiste la recherche des causes, et en général ils font hautement profession de croire que cette recherche est interdite à l’esprit humain ; c’est être logiciens, mais pas encore assez, car, si MM. Comte et Littré ont raison, non-seulement la physique, la physiologie et toutes les sciences de la nature doivent renoncer à saisir aucune cause, non-seulement l’esprit humain doit s’interdire toute spéculation de ce genre, mais l’idée même de cause n’existe pas. D’où viendrait-elle en effet, si les sens ne la donnent pas, si la science de la nature ne peut en rendre compte, et si d’un autre côté il n’y a rien au-delà de la science de la nature et au-delà des sens ? Je crois l’objection invincible. Hume l’avait compris ; voyant bien que les sens ne peuvent expliquer cette notion, il prit le parti audacieux de la nier. MM. Comte et Littré sont plus respectueux pour le sens commun ; mais, en vérité, je les trouve, dans cette rencontre, ou trop peu pénétrans, ou trop timides, eux d’ordinaire si intrépides en fait de négations. Quoi qu’il en soit, l’idée de cause existe dans les langues, dans le sens commun, dans l’esprit humain. Il la faut expliquer. C’est ici qu’apparaissent au grand jour la légitimité et la puissance de la méthode psychologique. Dans toute pensée, dans tout acte interne, elle constate l’existence d’un sujet fixe, permanent, qui s’aperçoit lui-même comme une force, comme