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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 15.djvu/24

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18 REVUE DES DEUX MONDES.

traindre à le faire revendre au bazar. Ce détail est un de ceux qui expliquent le mieux la douceur de l’esclavage en Orient.

VI. — LES DERVICHES.

Quand je sortis de chez le consul, la nuit était déjà avancée ; le barbarin m’attendait à la porte, envoyé par Abdallah, qui avait jugé à propos de se coucher ; — il n’y avait rien à dire : quand on a beaucoup de valets, ils se partagent la besogne, c’est naturel… Au reste, Abdallah ne se fût pas laissé ranger dans cette dernière catégorie !… Un drogman est à ses propres yeux un homme instruit, un philologue, qui consent à mettre sa science au service du voyageur ; il veut bien encore remplir le rôle de cicerone, il ne repousserait pas même au besoin les aimables attributions du seigneur Pandarus de Troie, mais là s’arrête sa spécialité ; vous en avez pour vos vingt piastres par jour !

Au moins faudrait-il qu’il fût toujours là pour vous expliquer toute chose obscure. Ainsi j’aurais voulu savoir le motif d’un certain mouvement dans les rues, qui m’étonnait à cette heure de la nuit. Les cafés étaient ouverts et remplis de monde ; les mosquées, illuminées, retentissaient de chants solennels, et leurs minarets élancés portaient des bagues de lumière ; des tentes étaient dressées sur la place de l’Esbekieh, et l’on entendait partout les sons du tambour et de la flûte de roseau. Après avoir quitté la place et nous être engagés dans les rues, nous eûmes peine à fendre la foule qui se pressait le long des boutiques, ouvertes comme en plein jour, éclairées chacune par des centaines de bougies et parées de festons et de guirlandes en papier d’or et de couleur. Devant une petite mosquée située au milieu de la rue, il y avait un immense candélabre portant une multitude de petites lampes de verre en pyramide, et, à l’entour, des grappes suspendues de lanternes. Une trentaine de chanteurs, assis en ovale autour du candélabre, semblaient former le chœur d’un chant dont quatre autres, debout au milieu d’eux, entonnaient successivement les strophes ; il y avait de la douceur et une sorte d’expression amoureuse dans cet hymne nocturne qui s’élevait au ciel avec ce sentiment de mélancolie consacré chez les Orientaux à la joie comme à la tristesse.

Je m’arrêtais à l’écouter, malgré les instances du barbarin, qui voulait m’entraîner hors de la foule, et d’ailleurs je remarquais que la majorité des auditeurs se composait de Cophtes, reconnaissables à leur turban noir ; il était donc clair que les Turcs admettaient volontiers la présence des chrétiens à cette solennité.

Je songeai fort heureusement que la boutique de M. Jean n’était pas loin de cette rue, et je parvins à faire comprendre au barbarin que je