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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 15.djvu/303

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seau de cuir à l’une de leurs extrémités, une grosse pierre fixée à l’autre par des lanières, se détachent sur l’horizon poudreux. Vues de plus près, ces bascules étendent leurs grands bras d’un air désolé ; les seaux de cuir, tordus, racornis sous le soleil, semblent n’avoir pas été rafraîchis par l’humidité depuis un siècle. L’espérance soutient encore le voyageur. Bientôt et douloureusement trompé dans son attente, il contemple d’un œil hagard une croûte noire qui a remplacé l’eau pluviale, ou un fond vaseux, fétide berceau d’animaux immondes. Autour de lui, les cigales bruissent avec fureur sous chaque tige d’herbe desséchée en appelant la rosée de la nuit. Découragé, anéanti, le voyageur se couche près de son cheval, dont les flancs haletans révèlent les tortures, et, les yeux tournés vers un ciel inexorable, il se demande tristement si la malédiction divine ne pèse pas sur cette terre déshéritée[1].

J’étais arrivé à Hermosillo après avoir péniblement traversé ces solitudes embrasées. C’était quelque temps avant les fêtes de Noël. J’avais passé huit jours dans cette ville sans avoir pu remettre encore toutes les lettres dont on m’avait chargé à Guaymas. Un soir, en les examinant pour les distribuer le lendemain, la suscription de l’une de ces lettres me frappa. Elles n’étaient pas assez nombreuses pour que je ne me rappelasse point parfaitement ceux qui me les avaient confiées, et celle-là, je l’avoue, déjouait complètement tous mes souvenirs ; elle ne portait que ces mots : Al señor don Cayetano. J’appelai mon hôte, chez qui j’étais descendu parce qu’il était Chinois, et que je connaissais la réputation de ses compatriotes comme barbiers et cuisiniers ; j’espérais obtenir de lui quelques renseignemens sur ce don Cayetano.

— Je ne le connais, me dit le Chinois, que pour lui acheter souvent des œufs de caïman et des nageoires de requin, dont je suis très friand, et dont je vous ferai manger quelque jour, s’il prend au seigneur don Cayetano l’envie d’aller faire un tour sur nos lagunes ou une promenade sur mer ; mais si vous le désirez, seigneur cavalier, je me chargerai de lui faire remettre cette lettre.

J’acceptai avec plaisir.

— Et vous ne savez rien de plus sur son compte ?

— Rien, dit le Chinois, si ce n’est une particularité dont j’ai ouï parler, mais dont je ne suis pas certain, car je n’habite la ville que depuis six mois. On assure que don Cayetano ne peut entendre de sang-

  1. En vano clamando a Duos por agua ! me dit, auprès d’une de ces citernes desséchées, en levant le doigt vers le ciel, un pauvre diable de muletier dont les mules, sa seule richesse, mouraient de soif l’une après l’autre. Il faut renoncer à traduire convenablement la majesté biblique de ce peu de mots.