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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 15.djvu/309

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collines basses qui dominent ces eaux croupissantes se noient peu à peu dans la brume qui s’élève de leur sein, quelques animaux se laissent voir de loin en loin ; un cheval sauvage bondit parmi les herbes ; un jaguar s’avance en rampant pour saisir une proie ; un daim, poussé par la soif, se hasarde timidement sur les bords de ces savanes noyées, éventant l’odeur musquée des alligators, puis, l’œil aux aguets, les oreilles tendues, se désaltère en laissant, au moindre bruit, échapper de sa bouche des gouttelettes qui brillent aux rayons obliques du soleil. Des essaims d’oiseaux criards troublent seuls encore le silence de ces solitudes ; mais à la tombée de la nuit des formes étranges surgissent à la surface de ces eaux limpides, ou soulèvent et fendent la croûte épaisse de ces lacs vaseux ; des rumeurs effrayantes sortent de ces verts fourrés de roseaux ; ces rumeurs, tantôt semblables aux vagissemens d’enfans nouveau-nés, tantôt aux mugissemens de taureaux en fureur, selon que les caïmans qui les font entendre expriment leurs amours, leurs plaintes ou leur colère, sont entremêlées d’horribles claquemens de mâchoires de ces hideux reptiles qui se répondent ou se défient. En avançant toujours, une voix imposante remplace ces étranges concerts, c’est la voix de l’Océan qui bat les falaises.

Nous traversions une chaussée naturelle assez élevée au-dessus de ces terrains submergés, et Cayetano continuait de marcher en avant à quelque distance de nous sans prendre part à la conversation ; tout à coup je le vis pousser son cheval et descendre rapidement la berge de la chaussée.

— Que diable va-t-il faire ? demandai-je au sénateur.

Don Urbano commença par jeter un coup d’œil attentif sur les lagunes ; puis il me répondit :

— Voyez-vous là-bas, à quelque distance de la dernière lagune, un petit champ de roseaux ? Ces roseaux remuent, et, si je ne me trompe, ce n’est pas le vent qui les agite, mais quelque alligator qui doit y être caché, et Cayetano, qui s’ennuie, veut probablement lui donner la chasse.

Le chemin que suivait Cayetano semblait d’abord démentir cette assertion, car, loin de se diriger vers les roseaux, il s’en écartait en diagonale ; tout à coup il tourna vivement à gauche, et s’élança au galop en ligne directe vers l’endroit indiqué par le sénateur. Au cri qu’il poussa en même temps répondit un grognement de colère, et un énorme caïman se dirigea de toute la vitesse que permet la structure de ce lourd et effrayant animal vers la lagune dont son ennemi voulait lui intercepter le chemin. Le dos écailleux et noirâtre du reptile était presque entièrement couvert d’une fange épaisse, plaquée çà et là d’herbes marécageuses. Il passa, dans sa fuite, à une dizaine de pas du cheval de Cayetano : le noble animal se cabra de frayeur, et voulut se jeter de