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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 15.djvu/36

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30 REVUE DES DEUX MONDES.

peuple immense, garnissant à droite les mamelons voisins du Mokatam, à gauche les milliers d’édifices ordinairement déserts de la Ville des Morts ; le faîte crénelé des murs et des tours de Saladin, rayés de bandes jaunes et rouges, fourmillait aussi de spectateurs ; il n’y avait plus là de quoi penser à l’Opéra — ni à la fameuse caravane que Bonaparte vint recevoir et fêter à cette même porte de la Victoire. Il me semblait que les siècles remontaient encore en arrière, et que j’assistais à une scène du temps des croisades. — Des escadrons de la garde de Méliémet-Ali espacés dans la foule, avec leurs cuirasses étincelantes et leurs casques chevaleresques, complétaient cette illusion. Plus loin, encore dans la plaine où serpente le Calish, on voyait des milliers de tentes bariolées, où les pèlerins s’arrêtaient pour se rafraîchir ; les danseurs et les chanteuses ne manquaient pas non plus à la fête, et tous les musiciens du Caire rivalisaient de bruit avec les sonneurs de trompe et les timbaliers du cortège, orchestre monstrueux juché sur des chameaux.

On ne pouvait rien voir de plus barbu, de plus hérissé et de plus farouche que l’immense cohue des Mohgrebins, composée des gens de Tunis, de Tripoli, de Maroc et aussi de nos compatriotes d’Alger. — L’entrée des Cosaques à Paris en 1814 n’en donnerait qu’une faible idée. C’est aussi parmi eux que se distinguaient les plus nombreuses confréries de santons et de derviches, qui hurlaient toujours avec enthousiasme leurs cantiques d’amour entremêlés du nom d’Allah. — Les drapeaux de mille couleurs, les hampes chargées d’attributs et d’armures, et çà et là les émirs et les cheicks en habits somptueux, aux chevaux caparaçonnés, ruisselans d’or et de pierreries, ajoutaient à cette marche un peu désordonnée tout l’éclat que l’on peut imaginer. C’était aussi une chose fort pittoresque que les nombreux palanquins des femmes, appareils singuliers, figurant un lit surmonté d’une tente et posé en travers sur le dos d’un chameau. Des ménages entiers semblaient groupés à l’aise avec enfans et mobilier dans ces pavillons, garnis de tentures brillantes pour la plupart.

Vers les deux tiers de la journée, le bruit des canons de la citadelle, les acclamations et les trompettes annoncèrent que le Mahmil, espèce d’arche sainte qui renferme la robe de drap d’or de Mahomet, était arrivé en vue de la ville. La plus belle partie de la caravane, les cavaliers les plus magnifiques, les santons les plus enthousiastes, l’aristocratie du turban, signalée par la couleur verte, entouraient ce palladium de l’islam. Sept à huit dromadaires venaient à la file, ayant la tête si richement ornée et empanachée, couverts de harnais et de tapis si éclatans, que, sous ces ajustemens qui déguisaient leurs formes, ils avaient l’air des salamandres ou des dragons qui servent de monture aux fées. Les premiers portaient de jeunes timbaliers aux bras nus, qui levaient et laissaient tomber leurs baguettes d’or du milieu d’une gerbe de drapeaux