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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 15.djvu/44

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38 REVUE DES DEUX MONDES.

monie de la Dohza. Le cheick ou l’émir de la caravane devait passer à cheval sur le corps des derviches tourneurs et hurleurs qui s’exerçaient depuis la veille autour des mâts et sous des tentes. Ces malheureux s’étaient étendus à plat ventre sur le chemin de la maison du cheick El-Becry, chef de tous les derviches, située à l’extrémité sud de la place, et formaient une chaussée humaine d’une soixantaine de corps.

Cette cérémonie est regardée comme un miracle destiné à convaincre les infidèles ; aussi laisse-t-on volontiers les Francs se mettre aux premières places. Un miracle public est devenu une chose assez rare, depuis que l’homme s’est avisé, comme dit Henri Heine, de jeter un coup d’œil sceptique dans les manches du bon Dieu ; — mais celui-là, si c’en est un, est incontestable. J’ai vu de mes yeux le vieux cheick des derviches, couvert d’un benich blanc, avec un turban jaune, passer à cheval sur les reins de soixante croyans pressés sans le moindre intervalle, ayant les bras croisés sous leur tête. Le cheval était ferré. Ils se relevèrent tous sur une seule ligne en chantant Allah !

Les esprits forts du quartier franc prétendent que c’est un phénomène analogue à celui qui faisait jadis supporter aux convulsionnaires des coups de chenets dans l’estomac. L’exaltation où se mettent ces gens développe une force nerveuse qui supprime le sentiment et la douleur, et communique aux organes une force de résistance extraordinaire.

Les Turcs n’admettent pas cette explication, et disent qu’on a fait passer une fois le cheval sur des verres et des bouteilles sans rien casser.

Voilà ce que j’aurais voulu voir.


Il n’avait pas fallu moins qu’un tel spectacle pour me faire perdre de vue un instant mon acquisition. Le soir même, je ramenais triomphalement l’esclave voilée à ma maison du quartier cophte. Il était temps, car c’était le dernier jour du délai que m’avait accordé le cheick du quartier. Un domestique de l’okel la suivait avec un âne chargé d’une grande caisse verte.

Abdel-Kérim avait bien fait les choses. Il y avait dans le coffre deux costumes complets. — C’est à elle, me fit-il dire, cela lui vient d’un cheick de la Mecque auquel elle a appartenu, et maintenant c’est à vous. On ne peut pas voir certainement de procédé plus délicat.

GERARD DE NERVAL.