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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 15.djvu/523

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pour le jeune artiste soumis momentanément à la discipline de l’école régnante, c’était la nature dans toute sa grace et sa perfection, c’était presque la liberté.

Arrêtons-nous quelques momens à cette époque de la vie de M. Ingres. Pour bien comprendre la portée des tentatives de réforme qu’il allait essayer à la sortie de l’atelier du maître, et pour s’expliquer la position exceptionnelle qu’il prit dès le début, pour apprécier plus tard la révolution opérée par son exemple et sous sa direction, il est nécessaire de jeter un coup d’œil sur les révolutions de l’art de la peinture en Europe, et particulièrement en France, pendant le cours du siècle précédent.

Depuis la fin du XVIIe siècle, l’école française n’existait plus que de nom. Une sorte de réaction pleine de licence avait succédé au gouvernement despotique de Lebrun et à la faible autorité de Mignard. De 1664, époque de la fondation de l’académie de France à Rome, à 1721, pendant un intervalle de près de cinquante ans, si l’on excepte Hyacinthe Rigaud, il n’est pas un seul des quarante-six pensionnaires envoyés en Italie qui ait laissé quelque souvenir. De 1721 à 1743, époque du départ de Vien pour Rome, apparaissent successivement les Nattoire, les Boucher, les Vanloo, les Subleyras et les Pierre, c’est-à-dire l’école de la fantaisie outrée et du caprice splendide. Entre les mains des novateurs, la forme flamboie et le coloris étincelle. On tourmente avec fureur la ligne et le contour, on prodigue toutes les richesses de la palette. C’est un luxe éblouissant de paillettes, de guirlandes et de draperies bigarrées. On n’oublie qu’une seule chose, la nature, et ce qu’on méprise par-dessus tout, c’est la vérité. Tout semble perdu, le goût comme les mœurs. Les artistes italiens, ayant continuellement sous les yeux les grands modèles des siècles précédens, ne se laissèrent pas aller à un oubli aussi absolu du grand et du beau. La dégradation par-delà les Alpes ne fut jamais si complète. Sous la direction des Solimène et des Carle Maratte, l’art garda une certaine dignité. Il ne descendit pas dans les ruelles et les boudoirs, il ne sortit pas des palais ou du sanctuaire ; mais sa réserve fut prétentieuse, sa grandeur théâtrale, son abondance stérile.

L’excessive licence ramène à la discipline. Deux Allemands, Raphaël Mengs et Asmus Carstens, furent les promoteurs de cette réforme, qu’on attribua trop exclusivement à l’école française. L’art, obéissant à leur direction et aux préceptes de Winckelmann, leur organe, commença cette singulière évolution qui aboutit à l’antiquité grecque et mythologique. Raphaël Mengs et Carstens préparèrent donc l’avènement de cette grande école néo-grecque dont David fut le peintre et Canova le statuaire. Raphaël Mengs, à peine âgé de vingt-trois ans, avait quitté Dresde pour s’établir à Rome, où il arriva vers 1750. Ce