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à cette époque de sa vie, eut à soutenir une lutte pénible avec le besoin, et dut faire un grand effort de volonté pour ne pas s’écarter de cette ligne rigoureuse qui ne pouvait le conduire que bien lentement à la fortune et à ce qu’il ambitionnait plus encore, à la gloire. M. Ingres persista ; se refusant à toute concession au goût du moment, il entreprit de régenter ses critiques. Joignant les œuvres à la prédication, il s’attaqua d’abord à cette fraction de l’école de David qui cherchait le gracieux. Ces continuateurs de Raphaël Mengs, qui n’avaient ni son érudition ni sa sévérité aimable, étaient, à son avis, tout aussi faux dans leur genre que ces Vanloo et ces Boucher qu’ils condamnaient si hautement. Leurs personnages, habillés à la grecque, lui paraissaient aussi maniérés que les héros et les demi-dieux musqués dont ils avaient pris la place. M. Ingres voulut montrer à ces prétendus réformateurs comment l’étude de la nature et l’étude de l’antique pouvaient se combiner : il composa la grande Odalisque.

A son apparition au salon de 1819, ce tableau causa dans l’école alors en vogue une sorte de soulèvement. Ou cria au mauvais goût, à la barbarie, et voici comment s’exprimait sur la tentative du novateur l’organe le plus accrédité de la critique du temps, Landon, dans son Salon de Peinture de 1819 : « Les personnes qui croient pouvoir juger du mérite des tableaux d’après la manière dont ils sont présentés à l’exposition n’ont pas été peu surprises de voir un ouvrage, qui laisse autant à désirer que celui-ci, figurer dans le lieu le plus apparent, sous le plus beau jour, et tenir cette place du milieu réservée, selon l’usage, aux productions les plus importantes. Mais si cette distinction n’est pas purement l’effet du hasard ou du besoin qu’auraient eu d’un cadre de cette mesure les ordonnateurs de l’exposition, comme on ne doit leur supposer qu’un louable motif, on peut croire qu’ils ont voulu tout à la fois rendre hommage à un artiste qui donna dans sa jeunesse des preuves d’un talent distingué, et lui procurer une utile leçon par l’intermédiaire de quelque critique impartial. On n’aurait pas parlé de ce tableau, peut-être même ne l’aurait-on pas aperçu, s’il eût été relégué dans une des salles où languissent d’ordinaire les productions médiocres, ou, ce qui est bien pis, les productions vicieuses. Ce dernier cas est celui du tableau en question… Cependant les personnes qui ne connaîtront le tableau de l’Odalisque que par la gravure que nous mettons sous leurs yeux auront peine à croire qu’il soit aussi défectueux que nous le donnions à penser. En effet, la pose a de l’élégance ; les formes, tout incorrectes qu’elles sont, présentent des contours coulans et assez gracieux. Si le premier aspect attire peu, du moins il n’a rien qui choque ; on peut y trouver même un certain charme ; mais, après un moment d’attention, on voit qu’il n’y a dans cette figure ni os, ni muscles, ni sang, ni vie, ni relief, rien enfin de ce qui constitue l’imitation. La