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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 15.djvu/575

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magnanimes qu’elle lui suggère. Toujours debout, l’athlète immobile n’est pas même ébranlé par ses étreintes convulsives. Il fait entendre les mêmes paroles, il indique du doigt la même route : — âpres discours, voie dure et odieuse.

Il y a ici, dans le récit que nous nous efforçons d’analyser, une nuance qui ne doit pas se perdre, sous peine de fausser en partie la donnée du livre Edmond Lovel, qui seul peut raconter ses tortures, nous dira lui-même comment les dogmes politiques dont il était l’adepte reflétaient sur ses souffrances d’amour :

« Mes idées sur le devoir, dit-il, étaient singulièrement modifiées par les nouvelles doctrines dont je subissais l’influence. Il est beau, sans doute, de résister à l’oppression. Est-il aussi bon de réclamer sans cesse en faveur de ces droits de l’homme, que chacun entend à sa manière ? Ce qu’on désigne ainsi, ne seraient-ce pas, et bien souvent, d’arbitraires exigences ? Les prétentions de l’égoïsme ne se cachent-elles pas aisément sous ce beau, nom de droits humains ? Si tout homme a le droit d’être heureux, n’ai-je pas celui d’assurer mon bonheur ? Et pourtant la loi du Christ est tout autre : « Songe aux autres avant de songer à toi. » Mais la philanthropie du XVIIIe siècle n’allait pas si loin ; elle me mettait de niveau avec mon rival, et ne m’imposait pas de préférer son bonheur au mien. Je me révoltais à cette idée d’une injustice envers moi-même, comme j’esse fait à l’idée d’une injustice envers tout autre.

« Pour prendre en considération leur bonheur à tous deux, pour faire entrer en balance avec la mienne la félicité de l’être que j’adorais, j’étais alors trop égoïste. Et n’allez pas, néanmoins me prendre en mépris. Je n’étais pas égoïste par nature ; mais je l’aimais tant ! Me séparer d’elle pour jamais me semblait un effort impossible ! »

Là ne se bornaient pas les tourmens de cette nature si malheureuse. Edmond Lovel, ce cœur noble et débile tout à la fois s’indignait aussi de sa faiblesse, de ses irrésolutions, de n’être ni puissant contre son amour ni décidé à le faire prévaloir. Un sacrifice généreux trouve en lui-même de bienfaisantes consolations ; une résolution ferme et franche débarrasse, au moins pour un temps, des remords qui importunent et paralysent. Mais ne se sentir ni complètement bon, ni complètement mauvais ! se trouver lâche pour souffrir, lâche pour infliger la souffrance ! hésiter au point de n’avoir plus d’estime pour soi-même, au point de ne savoir ce qu’on est, et de se croire inhabile au vice comme à la vertu, au calcul égoïste comme au dévouement sublime ; joindre à ce malheur la conscience que l’on est envieux, misérablement tenté de médire et de mal faire, que l’on n’est pas aimé, que l’on n’a plus le droit de l’être, qu’on est faible, petit, sans énergie, sans volonté, n’est-ce pas là un supplice et une torture, torture que bien des hommes ont dû connaître ?