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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 15.djvu/668

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— Mais je m’arrêterai, lui dis-je ému de compassion ; vos pieds saignent, et vous ne pouvez marcher ainsi.

— Pour l’amour de Dieu et de la sainte Vierge, n’en faites rien, seigneur cavalier, j’ai hâte de traverser ce ravin.

— Vous ne connaissez donc pas ce chemin ? lui dis-je.

L’inconnu fit un geste d’effroi.

— Je ne le connais que trop, seigneur cavalier ; de l’endroit où nous Sommes jusqu’à un quart de lieue d’ici, il est peu de cailloux qui n’aient été rougis de mon sang, et d’un sang plus précieux encore, ajouta-t-il d’une voix altérée et en poussant un profond soupir.

— Eh bien donc ! lui dis-je, en route ! Aussi bien la nuit va venir, et nous sommes encore loin du gîte.

À ces mots, je me remis en marche ; mais, quoique j’avançasse lentement, mon nouveau compagnon de voyage ne semblait me suivre qu’avec beaucoup de peine. La rivière s’encaissait de nouveau entre deux berges rocheuses d’un aspect sinistre. La cime des pins qui s’élevaient à droite et à gauche était encore éclairée par le soleil, mais déjà l’ombre épaisse qu’ils projetaient s’étendait sur les eaux comme un voile sombre ; la nuit nous menaçait d’une obscurité complète dans ces bas-fonds, et j’avais hâte d’en sortir. Je pris donc le parti d’appeler Anastasio et de proposer à l’inconnu de le prendre en croupe ; car, si la défiance me retenait encore, l’humanité me faisait un devoir de ne pas abandonner un voyageur dans la détresse, et il était évident que les forces allaient manquer à celui-là. Il accepta mon offre avec une extrême gratitude, et, au moment où il achevait de se hisser péniblement sur la croupe de mon cheval, Anastasio nous rejoignait. Nous continuâmes silencieusement notre route pendant quelques minutes. A l’aspect des grands arbres qui dessinaient sur le ciel des images fantastiques, au bruit sourd des feuilles qui gémissaient sous la brise du soir, mon compagnon semblait en proie à une vive terreur, et ce n’était qu’à voix basse qu’il me disait de temps en temps, en me montrant ces masses sombres ou en écoutant cette harmonie plaintive : Jésus Maria ! ne voyez-vous rien remuer là-bas ? N’avez-vous rien entendu ?

Je prêtais l’oreille malgré moi ; involontairement aussi mes yeux cherchaient à percer les ombres qui envahissaient déjà l’horizon, mais je n’entendais que le cri de la chouette qui s’éloignait d’arbre en arbre et le murmure monotone des eaux ; je n’apercevais que les noires silhouettes projetées par les buissons qui bordaient la route.

— Sommes-nous encore bien loin de la croix dont on m’a parlé ? demandai-je à Anastasio.

À cette question, mon compagnon tressaillit.