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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 15.djvu/695

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Hapsbourg. Il a peut-être là de quoi tourmenter la censure autrichienne ; il faut davantage pour contenter l’ambition moscovite ; il faut que l’idée de race l’emporte sur l’idée de peuple, que les Tchèques soient avant tout des Slaves, et que les Slaves forment un corps dont la Russie soit la tête. La pente est irrésistible. La Bohême a maintenant son poète, il s’appelle Jean Kollar ; mais ce n’est pas la Bohême seule qu’il chante, c’est la Slavie tout entière avec ses héros ou bohêmes, ou russes, ou polonais, ou serbes. Son œuvre est composée de sept ou huit cents sonnets réunis sous un nom significatif : Slavi Dcera, la fille de la gloire ou la fille slave ; le mot a les deux sens. La Slavie est devenue pour Kollar une figure idéale, une créature vivante qui doit pénétrer d’un esprit unique et respirer un seul. souffle. Or, à quelles conditions le poète veut-il ainsi animer cette patrie naissante, trop vaste et trop multiple pour ne point se déchirer si l’ame qu’elle aura n’est point une ame impérieuse ? « Qu’on coule ce métal divers pour fondre une statue : la Bohême sera le bras ; la Pologne occupera le cœur, et je ferai la tête avec la Russie.. » Le quatrième chant de la Slavi Dcera se terminé par une description fantastique du paradis slave, et, au nombre des élus de ce singulier walhalla, Kollar inscrit à l’avance le tzar Nicolas et le grand-duc Constantin. Il n’y aura jamais de monarchie slave sans monarque russe : ni de monarque russe sans apothéose.

Telle n’est point sans doute la pensée de ces nobles exilés auxquels la ruine de la Pologne semble avoir pour ainsi dire ouvert les sources mystérieuses d’une poésie nouvelle, et cependant ils ont aussi trop sacrifié à cet attrait dangereux de la fraternité slave ; ils ont trop compté sur la puissance de la race comme ressource suprême de leur patrie vaincue, pour ne pas subir avec leur patrie le joug fatal qu’on lui prépare au nom de l’unité de la race. Zaleski, l’enfant de l’Ukraine, abandonne l’histoire réelle de son pays politique et se transporte en esprit dans les monts Krapacks pour rassembler autour de lui tous les rameaux de la grande famille. « C’est un terrain neutre, dit Mickiewicz, et il devient ainsi le chantre de sa race. » Mickiewicz lui-même n’a-t-il pas enseigné qu’il n’y avait plus de lutte possible entre les trois frères mythiques, « entre les trois patriarches » le Russe le Polonais et le Tchèque ? « Tous les trois sont morts. C’est en vain qu’on voudrait en appeler aux vieilles haines nationales pour pousser maintenant les peuples slaves les uns contre les autres ; ils cherchent dans le ciel et sur la terre celui qui réunira l’héritage divisé des ancêtres. » Quel sera celui-là ? Le plus saint et le plus aimant, selon l’espoir du trop sublime rêveur, ou le plus alerte selon la stricte loi de la dure réalité[1] ?

  1. On peut lire, à propos du panslavisme en Bohême, un livre qui vient de paraître : Deutschland, Polen und Russland, par F. Schuselka.