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viendra trop tôt avec son cortège d’épreuves, d’inquiétudes, de sérieuses pensées. Ce sera l’homme alors luttant avec lui-même, avec tout ce qui l’entoure et avant perdu sa grace première ; mais, en attendant, l’enfant joue et anime la maison. Pour décrire les jeux, les mœurs de ce monde innocent et naïf, M. Ortolan a pris pour muse une bienveillance souriante et triste parfois. Sa poésie s’est modelée sur cet âge où la gaieté est si près des larmes ; chaque pièce laisse percer la crainte du lendemain qui doit suivre de si purs abandons. À l’aide d’un goût délicat et sûr, M. Ortolan a su se préserver du ridicule de mettre dans de telles peintures des couleurs prétentieuses et choquantes ; il a su trouver la simplicité. À l’aide d’un cœur droit, il a fait un livre d’une morale affectueuse et attrayante. Ce sont des leçons mises en action avec esprit. Maintenant faut-il croire avec l’auteur qu’il a créé un genre nouveau, et qu’on dira quelque jour les Enfantines comme on dit les fables ? Je crains fort que cela ne soit qu’une illusion de père. Lorsqu’on se renferme dans un cercle naturellement peu étendu, il y a surtout un danger à éviter : c’est celui de trop accoutumer son inspiration à se borner, de finir par tomber dans des détails puérils. Une fable de La Fontaine est une lecture amusante pour l’enfant et une lecture profonde pour le penseur. Celui qui rencontre cette large mesure de l’art est un poète qui écrit pour le monde ; celui qui n’a pas en vue ce double but est un père qui se délasse heureusement, mais qui risque de ne point voir sa muse franchir le seuil de ce foyer familier où il l’a placée.

Ainsi se succèdent et passent devant nos yeux tant d’essais divers, depuis Italiam jusqu’aux Enfantines. Voilà donc encore une saison poétique qui a eu sa part de ces beaux livres pleins d’illusions et d’espérances ! Voilà une moisseon nouvelle qui tombe sur l’aire ! Hélas ! la poésie aujourd’hui n’est pas souvent semblable à ces épis trompeurs qui ne recèlent qu’un grain rare sous leur enveloppe superbe ? Le vanneur vient jeter leur dépouille au vent, et ce qui tombe de froment pur tiendrait dans la main. La part de l’ivraie dans la poésie ; elle se compose de tout ce qui est pensées frivoles ou informes, caprices futiles, sentimens équivoques, aspirations creuses, paroles sonores et vides ; voilà ce que le vent emporte ! Chose bien remarquable aussi dans les jeunes esprits surtout qui se vouent à cette partie délicate de l’art, — c’est l’absence de maturité, de direction, de travail, de netteté, et plus ces qualités diminuent, plus les prétentions s’accroissent. Cependant quel temps fut plus facile à accueillir une inspiration sérieuse et digne ! Je ne sais comment il me revient à la mémoire, en finissant, des paroles prononcées il y a plus de vingt ans par le frère d’un poète illustre, — paroles austères de jeune homme qui ont gardé toute leur vérité : « En général, une chose me frappe dans les compositions de cette jeunesse qui se presse, disait Eugène Hugo ; ils en sont encore à se contenter facilement d’eux-mêmes ; ils perdent à ramasser des couronnes un temps qu’ils devraient consacrer à de courageuses méditations… Veillez, veillez, jeunes gens ; recueillez vos forces, vous en aurez besoin le jour de la bataille : les faibles oiseaux prennent leur vol tout d’un trait, les aigles rampent avant de s’élever sur leurs ailes. » CH. de MAZADE.



V. de Mars.