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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 15.djvu/925

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la boutique de M. Jean. Je demandai à l’ancien mamelouck s’il ne connaissait pas quelque famille honnête à laquelle je pusse confier l’esclave pour un jour. M. Jean, homme de ressources, m’indiqua un vieux Cophte, nommé Mansour, ’qui, ayant servi plusieurs années dans l’armée française, était digne de confiance sous tous les rapports.

Mausour avait été mamelouk comme M. Jean, mais mamelouk dans l’armée française. Ces derniers, comme il me l’apprit, se composaient principalement de Cophtes qui, lors de la retraite de l’expédition d’Égypte, avaient suivi nos soldats. — Le pauvre Mansour, avec plusieurs ses camarades, fut jeté à l’eau à Marseille par la populace pour avoir soutenu le parti de l’empereur au retour des Bourbons ; mais, en véritable enfant du Nil, il parvint à se sauver à la nage et à gagner un autre point de la côte.

Nous nous rendîmes chez ce brave homme, qui vivait avec sa femme dans une vaste maison à moitié écroulée : les plafonds faisaient ventre et menaçaient la tête des habitans, la menuiserie découpée des fenêtres s’ouvrait par places comme une guipure déchirée. Des restes de meubles et des haillons paraient seuls l’antique demeure, où la poussière et le soleil causaient une impression aussi morne que peut faire la pluie et la boue pénétrant dans les plus pauvres réduits de nos villes. J’eus le cœur serré en songeant que la plus grande partie de la population du Caire habitait ainsi des maisons que les rats avaient abandonnées déjà comme peu sûres. Je n’eus pas un instant l’idée d’y laisser l’esclave, mais je priai le vieux Cophte et sa femme de venir chez moi. Je leur promettais de les prendre à mon service, quitte à renvoyer l’un ou l’autre de mes serviteurs actuels. Du reste, à une piastre et demie, ou 40 centimes par tête et par jour, il n’y avait pas encore de prodigalité.

Ayant ainsi assuré la tranquillité de mon intérieur et opposé, comme les tyrans habiles, une nation fidèle à deux peuples douteux qui auraient pu s’entendre contre moi, je ne vis aucune difficulté à me rendre chez le consul. Sa voiture attendait à la porte ; bourrée de comestibles, avec deux janissaires à cheval pour nous accompagner. Il y avait avec nous, outre le secrétaire de légation, un grave personnage en costume oriental, nommé le cheik Abou-Khaled, que le consul avait invité pour nous donner des explications ; — il parlait facilement l’italien, et passait pour un poète des plus élégans et des plus instruits dans la littérature arabe.- C’est tout-à-fait, me dit le consul, un homme du temps passé. La réforme lui est odieuse, et pourtant il est difficile de voir un esprit plus tolérant. Il appartient à cette génération d’Arabes philosophes ; voltairiens même pour ainsi dire toute particulière à l’Égypte, et qui ne fut pas hostile à la domination française.

Je demandai au cheik s’il y avait, outre lui, beaucoup de poètes au Caire. -Hélas ! dit-il, nous ne vivons plus au temps où, pour une belle