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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 15.djvu/953

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l’ancien et du nouveau continent. Londres est la plus riche, Paris la plus gaie, Saint-Pétersbourg la plus froide cité du monde. Saint-Jean est la plus poissonneuse. La morue l’envahit de toutes parts; les faubourgs, le port, la plaine voisine, en sont infestés. C’est le commerce, la monnaie, le fumier du pays. Les eaux, la terre, l’air, s’en imprègnent; on la trouve enfin partout, si ce n’est à la table des habitans, qui pour rien au monde n’offriraient à leurs hôtes un aliment si vulgaire. Le voyageur se permit à cet égard une observation qui parut on ne peut plus étrange : « — On s’en étonna, dit-il, comme se serait étonné un squire du Northumberland, si je lui avais demandé pourquoi il ne donne pas, en relevé de potage, un plat de charbons de Newcastle. »

Comme la plupart des colonies anglaises, Terre-Neuve a un gouverneur assisté d’un conseil de neuf membres qui cumulent les fonctions exécutives et législatives. A côté de cette autorité, et pour simuler autant que possible les pratiques constitutionnelles, on laisse subsister une chambre des représentans composée de quinze membres élus par la très grande majorité des habitans; mais, déconsidérée d’avance par la stricte limitation de ses droits et le mépris qu’on fait de ses vœux, elle n’exerce en réalité aucune influence. Le discrédit où elle est tombée réagit naturellement sur la valeur morale des individus qui aspirent à y entrer, et le sans-gêne ironique avec lequel la traite notre voyageur est l’expression mitigée de la malveillance très explicite que rencontrent chez les autorités anglaises ces fantômes de corps délibérans, quelque dociles, quelque inoffensifs qu’ils soient d’ailleurs.

Les indigènes qui appartenaient à la race des Esquimaux, long-temps décimés par leurs guerres avec les Mic-Macs de la Nouvelle-Ecosse, ont complètement disparu de l’île après avoir disputé pied à pied le terrain aux premiers visages pâles. Depuis des années, les débris de leurs tribus s’étaient réfugiés dans les forêts encore inexplorées où les colons les traquaient comme des loups, et d’où ils sortaient quelquefois, pendant les longues nuits d’hiver, pour incendier et piller quelque village avancé, quelques chaumières isolées. Ces sanglantes excursions, chaque année plus rares, attestaient le dépérissement graduel de la race indigène, lorsqu’un jour, après le terrible hiver de 1830, un colon, qui abattait des arbres sur la lisière du territoire défriché, vit tout à coup deux êtres de taille gigantesque sortir des fourrés en criant et accourir de son côté. Ils ne menaçaient pas, ils se plaignaient, et leurs gestes étaient supplians ; mais l’homme blanc, effrayé de cette brusque apparition, de ces formes hideuses, de ces regards égarés qu’ils lui jetaient, saisit sa longue carabine, et abattit celui des deux sauvages qui avait pris les devans; l’autre leva vers le ciel ses bras amaigris, poussa un long cri de désespoir et rentra dans les taillis où ses gémissemens, de plus en plus faibles, se firent entendre, tandis qu’il s’éloignait, quelques