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Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 17.djvu/1008

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Tout son pécule de guerre (vingt-deux grosch, monnaie de Prusse), qu’il avait apporté en Espagne, était devenu la proie d’Espartero.

Il n’avait pas même sauvé sa montre, restée au mont-de-piété de Pampelune ! C’était un héritage de ses ancêtres, bijou précieux et d’argent véritable.

Il courait donc à toutes jambes ; mais, sans le savoir, en courant, il avait gagné mieux que la plus belle bataille, — un cœur !

Oui, elle l’aime, lui, l’ennemi de sa race ! O trop malheureuse oursine ! si ton vieux père connaissait ton secret, quel horrible grognement il pousserait !

Semblable au vieil Odoardo qui poignarda, par orgueil plébéien, Emilia Galotti, Atta Troll tuerait plutôt sa fille,

Il la tuerait de ses propres pattes plutôt que de lui permettre de tomber entre les bras d’un prince.

Mais pour l’instant il est d’humeur moins féroce ; il ne songe guère à briser cette jeune rose avant que l’orage l’effeuille.

Il est d’humeur plus reposée. Couché au milieu des siens dans sa caverne, Atta Troll est préoccupé, comme par un pressentiment de mort, d’un mélancolique désir pour l’autre vie.

« Enfans ! » soupire-t-il, et des larmes coulent soudain de ses grands yeux. « Enfans ! mon pèlerinage terrestre est accompli, il faut nous séparer.

« Aujourd’hui, à midi, il m’est venu en dormant un songe bien significatif. Mon ame a eu l’avant-goût de la béatitude céleste.

« Je suis loin d’être superstitieux, et je ne suis pas un vieux radoteur d’ours. Pourtant il y a entre le ciel et la terre bien des choses que la philosophie ne saurait expliquer.

« Je m’étais endormi en ruminant sur le monde et la destinée animale, lorsque je rêvai que j’étais couché sous un arbre immense.

« Des branches de cet arbre coulait goutte à goutte un miel blanc qui me tomba juste dans la gueule ouverte, et j’éprouvai une grande volupté.

« Dans mon extase, je levai les yeux au ciel, et j’aperçus au sommet de l’arbre une demi-douzaine de petits ours qui s’amusaient à monter et à descendre.

« Les tendres et gentilles créatures avaient une fourrure rose, et aux épaules un flocon de soie blanche comme deux petites ailes.

« .Oui, ces petits ours roses avaient comme deux petites ailes, et ils chantaient avec des petites voix douces comme des flûtes.

« À leurs chants, un frisson glacial parcourut tout mon corps ; mon ame s’échappa de ma peau comme une flamme, et, rayonnante, elle monta vers les cieux. »

C’est ainsi que parla Atta Troll, avec une voix de basse faible et