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Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 17.djvu/16

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REVUE DES DEUX MONDES.

— Une conducta ! dit-il quand j’eus terminé mon récit. Et d’où diable peut-elle venir dans ces déserts ?

— Mais de Santa-Maria ou de Chihuahua apparemment, repris-je ; elle ne fait ce détour que pour éviter les Comanches. Êtes-vous donc depuis si peu de temps dans ce pays que vous ne sachiez pas cela ?

— En effet, dit l’inconnu, je suis étranger, et, puisque vous m’avez donné l’exemple, seigneur français, je satisferai votre curiosité, bien que mes confidences puissent être plus dangereuses que les vôtres.

À ces mots, les deux chasseurs de bisons tournèrent vers l’inconnu des regards où se peignait une surprise mêlée de ce vif intérêt qu’en certaines circonstances les récits d’aventures éveillent chez l’homme sauvage comme chez l’homme civilisé. L’étranger reprit : — Cette main que je lève ici vers le ciel a jusqu’à présent été pure de sang humain, et cependant j’ai été traité comme un assassin, et ma tête a été mise à prix comme celle d’un vil meurtrier !

— À quel prix votre tête est-elle mise ? demanda l’un des deux boucaniers.

— Est-ce pour gagner ce prix ?

— Non, reprit simplement le chasseur ; votre tête, valût-elle vingt mille piastres, serait sacrée pour moi comme celle d’un hôte : c’est uniquement pour savoir à combien on estime la vie d’un homme dans Tierra Adentro.

— À cinq cents piastres.

— C’est cher pour la vie d’un homme ; mon camarade et moi, nous exposons chaque jour la nôtre pour une peau de cibolo qui ne vaut que cinq piastre. Qu’avez-vous donc fait ?

— Une bonne action. Il y a six mois, j’étais alors marchand de bestiaux, et je revenais d’une hacienda voisine de Guadalaxara où j’étais allé traiter une affaire. À quelques lieues de la ville, je trouvai sur la grande route un homme assassiné. Ému de compassion et croyant m’apercevoir que cet homme vivait encore, je descendis de cheval pour lui donner des soins et bander une large blessure qu’il avait à la gorge ; mais il était trop tard ; et le voyageur expira dans mes bras. Je continuai ma route, emmenant son cheval avec l’espoir que cet indice pourrait faire reconnaître le cavalier ; mais je n’avais pas fait une lieue qu’un détachement de dragons, qui me suivait au galop, fondit sur moi et m’arrêta comme l’assassin de l’homme dont j’avais pansé la blessure. J’eus beau protester de mon innocence, un des dragons m’attacha les mains avec le ceinturon de son sabre, et ce fut ainsi que j’entrai dans Guadalaxara. L’homme assassiné était un sénateur ; la justice, vendue à la famille de la victime, poursuivit son œuvre d’iniquité, et je fus jeté dans la prison de la ville. Après une détention prolongée, je