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Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 17.djvu/238

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le montant dans leurs caisses, non point en traités sur Paris ou en papier-monnaie, mais en argent effectif. Quand de pareilles difficultés arrivaient à la connaissance du général Beurnonville, il volait chez le prince de la Paix et obtenait sans peine de nouveaux ordres ; mais les résistances renaissaient à chaque pas et le temps se consumait en funestes lenteurs. Les officiers espagnols eux-mêmes, qui, avant le combat du 22 juillet, avaient semblé partager l’ardeur de l’amiral Gravina, témoignaient, depuis cette malheureuse affaire, un profond découragement. On les entendait parler avec amertume de ces deux vaisseaux sacrifiés, qu’une flotte de 18 vaisseaux, dont 14 français, auxquels il ne manquait ni un mât ni une vergue, avait laissé honteusement emmener par 14 vaisseaux anglais. Cet abandon, disaient-ils, n’avait rien qui pût les surprendre : ils auraient dû le prévoir le jour où Villeneuve avait laissé l’escadre espagnole en arrière pour arriver plus rapidement à la Martinique[1].

Ces reproches retombaient comme un poids insupportable sur le cœur de nos marins et provoquaient de leur part des murmures qui arrivaient jusqu’aux oreilles de l’amiral Villeneuve. Sans force contre ces reproches, dévoré de soucis, tourmenté en outre par de violentes coliques bilieuses, Villeneuve se laissait aller au plus complet abattement et maudissait le jour où il avait entrepris cette fatale campagne[2]. Cette fâcheuse disposition qui se manifestait dans toutes les dépêches du malheureux amiral ajoutait encore au mécontentement de l’empereur. Trahi par une chance inattendue dans le plus beau projet qui eût occupé son génie, ce dernier appréciait sévèrement la retraite de la flotte combinée à Cadix. Il voyait dans cette résolution bien moins un calcul qu’une terreur panique, et reprochait d’autant plus durement à Villeneuve « ce sentiment confus de découragement et d’abandon, » que nul sentiment, comme l’écrivait l’amiral Decrès, « n’était plus étranger à sa grande ame et ne l’affectait plus désagréablement chez les autres. » L’armée de Boulogne était déjà en marche pour l’Allemagne, et l’expédition d’Angleterre se trouvait indéfiniment ajournée ; mais l’empereur, en renonçant pour le moment à

  1. Des lettres attribuées à des officiers de l’escadre de l’amiral Gravina circulèrent à cette époque dans Cadix et donnèrent lieu à une correspondance très vive entre notre consul-général M. Le Roy-et le capitaine-général marquis de La Solana.
  2. « Il m’est tombé entre les mains, écrivait-il à l’amiral Decrès, une lettre du capitaine du vaisseau le Queen, adressée à un des commissaires de l’amirauté, dans laquelle il lui dit « qu’ils bloquent avec 4 vaisseaux les 7 qui sont à Carthagène, et que, s’ils sortent, ils espèrent en rendre bon compte en les attaquant de nuit ou par un vent bon frais. » Et je ne doute pas qu’une attaque de ce genre n’eût le succès le plus certain, parce que dans l’état où nous sommes par défaut d’expérience de mer de nos officiers et matelots, défaut d’expérience de la guerre de nos capitaines-commandans, défaut d’ensemble dans le tout, au moindre incident de nuit, tout n’est que désordre et confusion. »