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Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 17.djvu/249

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six lignes par lesquelles il annonçait à ce malheureux officier son rappel et les intentions de l’empereur[1]. Moins que tout autre, d’ailleurs, il pouvait espérer qu’un événement heureux vînt rendre à Villeneuve, avant la réception de cette lettre, la faveur qu’il avait perdue, car il ne se faisait lui-même aucune illusion sur la situation de l’armée combinée. « J’ai bien une opinion, disait-il à l’empereur, sur la force réelle des vaisseaux de votre majesté : cette opinion, je l’aurai au même degré sur celle des vaisseaux de l’amiral Gravina qui auront déjà vu la mer ; mais quant aux vaisseaux espagnols sortant du port pour la première fois, commandés par des capitaines peu exercés, médiocrement armés, j’avoue que je ne sais ce qu’on peut oser, le lendemain même de leur appareillage, avec cette partie si nombreuse de la flotte combinée. »

Le conseil de guerre qu’assembla l’amiral Villeneuve avant de se préparer à sortir de Cadix exprima la même opinion que le ministre de la marine. Les amiraux Gravina, Alava, Escano, Cisneros, les chefs de division Macdonell et Galiano, représentaient dans ce conseil l’escadre espagnole ; les contre-amiraux Dumanoir et Magon, les capitaines Cosmao, Maistral, Villegris et Prigny, représentaient l’escadre française. Leur sentiment fut unanime : ils déclarèrent « que les vaisseaux des deux nations étaient pour la plupart mal armés, que plusieurs de ces vaisseaux n’avaient pu encore exercer leur monde à la mer, et que les vaisseaux à trois ponts la Santa-Anna et le Rayo, le San-Justo, de 74, armés avec précipitation et à peine sortis de l’arsenal, pouvaient à la rigueur appareiller avec l’armée, mais qu’ils n’étaient point en état de rendre les services militaires dont ils seraient susceptibles quand ils seraient complètement organisés. » Tel était cependant le dévouement de tous ces hommes de cœur, que, malgré ces sinistres pressentimens, ils s’inclinèrent tous, comme autrefois les vaillans capitaines de Tourville devant cet argument sans réplique : Ordre du roi d’attaquer ; mais Tourville avait, vis-à-vis de l’ennemi, le glorieux désavantage du nombre ; Villeneuve devait avoir au contraire cette triste et stérile supériorité.

Les Anglais, disait l’empereur, deviendront bien petits, quand la France aura deux ou trois amiraux qui veuillent mourir. » Nul plus que l’amiral Villeneuve n’était résigné à ce sacrifice, trop heureux s’il eût pu à ce prix conserver l’espérance de sauver sa flotte ! « Mais sortir de Cadix, écrivait-il à l’amiral Decrès, sans pouvoir donner immédiatement dans le détroit, et avec la certitude d’avoir à combattre un ennemi très supérieur, serait tout perdre ! Je ne puis penser que ce soit l’intention de sa majesté impériale de vouloir livrer la majeure partie de ses forces navales à des chances si désespérées, et qui ne promettent pas même de la gloire à acquérir. » Ces derniers scrupules allaient

  1. Le brouillon de cette lettre existe encore aux archives de la marine.