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Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 17.djvu/391

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petits à nous, nous leur en voulons néanmoins de s’être élevés, quoique de si peu, au-dessus de nous ; complaisans, afin de relever notre mérite en rabaissant le niveau des gloires véritables ; enfin nous leur donnons trop de nous-mêmes, ou nous leur ôtons trop de ce qui leur appartient. Les écrivains du premier ordre nous dérobent aux périls de notre jugement ; ils s’emparent de nous tout d’abord, et ils se rendent maîtres de notre intelligence par l’admiration, cet abandon délicieux qui est la foi dans le génie. Là, nous ne faisons plus nos réserves, nous sommes en puissance d’autrui ; notre amour-propre, qu’excitait dans nos jugemens sur les petits une égalité modérée, se tait devant cette distance infinie qui nous sépare des hommes supérieurs ; le commerce de ces hommes accoutume à la modestie et apprend le respect. Cette foi dans le génie n’est pas une abdication, mais un consentement de notre raison en présence de l’idéal. Les défauts des hommes supérieurs ne sont pas un avantage que nous prenons sur eux ; ils nous avertissent que leurs œuvres sont de l’homme ; ils empêchent la superstition, et, en nous donnant sujet de faire acte d’indépendance, ils relèvent le mérite de notre admiration.

Je me bornerai donc aux quatre grands écrivains qui représentent l’histoire, chez les Romains. Eux parcourus, et, par eux, Rome nous étant connue et presque familière, nous étudierons les autres productions du génie latin. Nous apprécierons tour à tour l’éloquence politique et judiciaire dans Cicéron et dans les imposans fragmens qui nous sont restés de quelques orateurs qui l’ont précédé ou suivi ; la philosophie morale dans Cicéron et Sénèque ; la critique dans Cicéron encore, dans Quintilien et dans Tacite ; enfin l’art épistolaire dans ce même Cicéron, qui forme comme un corps de littérature à part dans la littérature latine, et dans Pline le jeune, qui a eu la gloire, donnée à fort peu, de bien écrire une lettre. Tel est le champ de nos études. L’objet, vous le savez, c’est le vrai. Le vrai est multiple et divers ; chaque genre d’ouvrage a le sien plus spécialement ; c’est le vrai de la matière même qu’on traite et de la méthode d’après laquelle on le traite ; mais il est une sorte de vrai commun à tous les genres, et, quand je parle de l’objet général de nos études, c’est ce vrai-là que j’ai en vue. Ce vrai, c’est tout ce qui touche et convainc l’homme, soit comme individu, soit comme membre d’une société, soit comme citoyen d’une nation ; c’est ce qui l’avertit qu’il n’est pas isolé au milieu d’inconnus ; qu’outre sa vie individuelle, il vit d’une vie générale ; c’est tout ce qui, dans le passé, soit qu’il s’agisse de faits, de pensées ou de sentimens, le rend contemporain des faits, cohéritier avec l’humanité des pensées, sympathique aux sentimens. Nous ne sommes pas libres de ne pas connaître certainement le vrai ; il arrive à nos consciences comme la lumière à nos yeux, comme le son à nos oreilles, et, de même que c’est par un désordre physique que les yeux sont privés de voir la douce lumière du ciel et les oreilles de percevoir les sons, de même c’est par l’effet d’un dérangement de l’esprit que la conscience cesse de percevoir le vrai. La raison n’est que la faculté par laquelle nous transformons la connaissance involontaire du vrai en un assentiment réfléchi.

On a dit, et le mot est triste : Le vrai est ce qu’il peut. Disons plutôt du vrai, comme de Dieu, dont il fait partie : Le vrai est ce qui est. L’homme qui veut échapper au vrai semble vouloir échapper à soi-même. Par quoi nous connaissons-nous